La salle, pourtant immense, est pleine à craquer. Des journalistes du monde entier sont venus pour voir le ressuscité. Curieux Cambodge où ceux qui sont morts réapparaissent quand on a besoin d’eux et où tant de vivants disparaissent lorsqu’ils sont devenus inutiles !
Sihanouk explique la situation, la démarche qu’il va entreprendre à New York dans les jours à venir pour obtenir une condamnation du Viêt Nam. Thiounn Prasith est à ses côtés et il hoche la tête. Puis viennent les questions des journalistes… sur son quotidien à Phnom Penh et sur les difficultés rencontrées par ses compatriotes dans tout le pays. Est-ce vrai ce que rapportent les réfugiés ? Le Prince ne confirme ni ne dément : il était coupé de tout, il ne sait rien. Il essaie de nier sans nier. Condamner l’agression vietnamienne sans se faire le complice des Khmers rouges.
– C’est une vie pleine d’équivoques. Les soldats qui me gardaient étaient très polis à mon égard, très gentils, mais je ne voyais aucun responsable, excepté le chef de l’État, M. Khieu Samphân. J’étais bien nourri, mais je n’avais de contact avec l’extérieur qu’à travers une radio. J’ignore ce que vous savez ou croyez savoir. Deux à trois fois par an, M. Samphân me faisait arpenter le pays afin que je puisse apprécier les progrès. J’ai visité des coopératives, des usines, des rizières, des chantiers de travail manuel avec lui. Les gens n’avaient pas l’air malheureux, ni terrorisés, ni sous-alimentés.
C’est une question en apparence anodine qui va le déstabiliser et changer le cours de son témoignage. Un journaliste lui reproche de n’avoir pas rendu hommage à Mao Zedong lors de son décès.
– Vous pouviez écrire ou vous rendre à l’ambassade de Chine à Phnom Penh, même si vous n’aviez pas l’autorisation de quitter le pays ! Le respect devant la mort est pourtant une des valeurs de l’Asie.
Sihanouk se tait, gêné. Comment se justifier ? Comment excuser ce manque impardonnable de courtoisie ? Alors même qu’il est en Chine, qu’il est devant ce peuple qui l’a accueilli après le coup d’État dans des conditions dignes d’un hôte de marque ? Comment rester muet quand on a été si bouleversé de n’avoir pu se rendre aux obsèques ? La question, parce qu’il ne s’y attendait pas, le remue plus que toute référence au calvaire des Cambodgiens. Soudain, il craque et il raconte, les larmes aux yeux. Son long message de condoléances n’a jamais été transmis par les Khmers rouges aux autorités chinoises et il n’a pas eu le droit d’aller déposer un mot ni même de s’incliner face au portrait de Mao à l’ambassade de Chine. Il parle ensuite de sa captivité, de sa vie, de ses enfants, cinq, et de ses petits enfants, quatorze, disparus, envoyés dans ces fameuses coopératives de production.
Il dit le peu dont il a été informé, le peu qu’il a vu, tout ce qu’il a subi à titre personnel et cela suffit à crédibiliser les récits des milliers de réfugiés anonymes et à confirmer les conclusions de l’enquête menée par l’ONU contre le régime de Phnom Penh.
– Quant aux massacres, qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Je n’étais pas au courant de ces crimes. Vous voulez que je vous dise que j’étais, en quelque sorte, complice de ces gens-là ? Je ne savais rien, j’étais leur prisonnier !
Quand la conférence prend fin, Sihanouk est épuisé.