À Phnom Penh, Pol Pot et Ieng Sary lisent et relisent le dernier dossier transmis par la prison de Tuol Sleng. Ils n’en croient pas leurs yeux. Il y a eu, à Phnom Penh, quelques jours avant l’invasion, l’assassinat d’un universitaire anglais, Malcom Caldwell. Le coupable, un soldat khmer, s’est suicidé, mais ses camarades, sous la torture, ont fini par avouer et leur révélation est détonante. Ce n’est autre que Son Sen, le ministre de la Défense, le responsable militaire, qui a commandité le crime ! Les deux dirigeants communistes sont abasourdis et atterrés par cette découverte. La défaite à la frontière, le recul des troupes, tout s’explique !
– J’avais dit que la priorité était de purifier le parti et l’armée. Je ne pensais pas qu’il fallait remonter si haut, a dit lugubrement Pol Pot. Il songe à Ta Mok pour remplacer Son Sen, puis repousse l’idée, car ils se rappellent qu’ils sont amis. D’ailleurs, s’il s’agit d’un complot…
Mais il n’a pas le temps d’aller au bout de son raisonnement, Son Sen vient d’entrer dans leur bureau. Il est dans tous ses états.
– Il faut quitter Phnom Penh sur-le-champ. Les Vietnamiens seront bientôt là. Des jeeps vous attendent, ainsi que toute la Commission permanente pour Pursat, puis Battambang. Les soldats, la population que nous laissons sur place – ce sont pour la plupart des partisans convaincus – devrait retenir l’ennemie suffisamment pour nous permettre de rejoindre un camp de repli, accolé à la frontière thaïlandaise d’où nous poursuivrons la lutte.
Sans hésiter, ils suivent leur camarade et quittent en catimini la capitale.
Ainsi finit Phnom Penh.
Personne n’a songé à demander à l’aviation basée à Pochentong de se replier sur Battambang. Véhicules blindés, armes, munitions, réserves de riz, tous les documents officiels ou officieux tombent entre les mains des envahisseurs.
Si on envisage de résister, ce sera à partir de rien.
À Pékin, Sihanouk, lors de la réception en son honneur au palais du peuple, s’adresse à une salle de dignitaires chinois acquise à sa cause. Le discours, d’une extrême violence contre l’assaillant vietnamien, tout à la gloire des troupes du Kampuchéa démocratique, promet une victoire écrasante sur les Yuons. Quand il regagne sa place sous les applaudissements, il apprend que Phnom Penh est tombée quasiment sans combat, que la direction communiste a pris le maquis, pour ne pas dire la fuite. Le régime a tenu 3 ans, 8 mois et 20 jours soit 1 361 jours.
Angkar se voulait une civilisation au moins aussi grande qu’Angkor et Pol Pot, nouveau Jayavarman VII, avait réduit son peuple en fourmis humaines, le roi pour construire ces temples uniques au monde, pour traîner, soulever, assembler ces énormes blocs de grès, le rouge pour travailler les rizières et édifier ces immenses digues et ce qu’écrit Louis Finot, archéologue français du XIXe sur l’un vaut pour l’autre :
« Rien n’indique que [les Khmers] résistèrent à l’agression [des Siamois]. Ils l’accueillirent même comme une délivrance… [car] après plusieurs siècles de ce régime, la population laborieuse fut décimée et épuisée. À coup sûr, elle ne défendit pas ces dieux rapaces ni ces gardiens d’esclaves avec beaucoup d’ardeur ».
Concernant ce qui s’était passé réellement au XIIIe, nul ne sait.
Sihanouk saisit alors un verre d’alcool de riz et propose un toast.
– Nous avons perdu une bataille, nous n’avons pas perdu la guerre. À la victoire du Kampuchéa !
L’eau-de-vie lui fait du bien, lui qui en boit si peu. Il en arriverait presque à croire à ce qu’il dit. Il voudrait seulement que Pol Pot, en personne, explique son plan à ses amis chinois : laisser les forces vietnamiennes envahir le pays, leur abandonner avions, blindés, canons, tout ce fourbi qui alourdit les armées pour que la stratégie de la guérilla puisse jouer à son maximum et permettre leur élimination totale et définitive. Monique pose sa main sur son bras, l’empêche de trop parler, une fois encore, et lui rappelle que, le lendemain, une conférence de presse est prévue, qu’il doit dormir.