Le 27 septembre 1976, radio Phnom Penh annonce la démission de Pol Pot de son poste de Premier ministre et son remplacement par Nuon Chea pour raison de santé. Très vite, aux Affaires étrangères, Ieng Sary est aux abonnés absents. La nouvelle fait sensation au Viêt Nam. Radieux, Le Duan informe les Soviétiques de la situation.
– Il y aura des changements qui iront dans le bon sens. Nuon Chea est un ami personnel.
La chute des deux hommes s’explique aisément. En Chine, la mort de Mao a déstabilisé le pouvoir et une guerre a opposé réformistes et révolutionnaires. Ieng Sary et Pol Pot ont pris parti pour la « bande des quatre »[1], l’Histoire a tranché et la bande est désormais sous les verrous. Le Cambodge dépend trop de la Chine pour que les dirigeants khmers puissent se maintenir après une telle erreur de jugement !
Tout est clair, logique. Brejnev, à la suite de Le Duan, s’est empressé de soutenir le Kampuchéa de Nuon Chea.
Le seul problème, c’est que ce dernier n’est au courant de rien.
C’est une manœuvre de Pol Pot. Ils avaient, en effet, Ieng Sary et lui, misé sur le mauvais cheval. Il y avait donc de fortes chances que les nouveaux maîtres de Pékin s’indignent et exigent un changement à la tête du Kampuchéa démocratique. L’exigent et l’obtiennent !
Comment prévenir un tel scénario ?
Tout simplement en le réalisant !
Le plan a fonctionné à merveille. Les réactions vietnamiennes et russes ont montré aux Chinois qu’il fallait les maintenir au pouvoir pour éviter que le Cambodge ne tombe dans l’escarcelle soviétique. En décembre, la délégation menée par Pol Pot est accueillie à bras ouverts par Hua Guofeng et les réformateurs qui leur renouvellent une aide matérielle et militaire.
L’ennui, c’est que le plan a effectivement prouvé que le Viêt Nam par son impatience à voir le Cambodge changer de dirigeants est loin d’être un pays ami.
Son Sen, le ministre de la Défense, renchérit sur Pol Pot :
– Avant le Viêt Nam était notre allié, un allié avec lequel nous avions des divergences, certes. Aujourd’hui, c’est un véritable ennemi.
– Tu as raison. Mais en réalité, nous en avons deux : le Viêt Nam et leur cinquième colonne. Tôt ou tard, nous devrons les affronter. Pour se protéger du premier, confortons la défense de nos frontières, installons des bases militaires dans les régions limitrophes et remplaçons, dans ces zones, les déportés par l’ancien peuple, plus fiable.
– Pour battre l’ennemi extérieur, il faut d’abord détruire celui de l’intérieur ! commente un autre.
Pol Pot a une idée. Employer la même méthode que pour montrer Hanoï sous son vrai jour : une intox !
– Devançons la menace. Faisons courir le bruit d’une invasion vietnamienne. Annonçons des trahisons et appelons chacun à surveiller son voisin. Il est absolument nécessaire de purger pour toujours le Kampuchéa des agents vietnamiens qui s’y trouvent.
En vingt-quatre heures, la nouvelle parcourt le pays. Pas besoin de la radio, les rumeurs suffisent et elles sont confirmées par le silence de Phnom Penh. Tout le monde, au Cambodge, savait que tôt ou tard, et plutôt tôt que tard, « les Yuons dévoreurs de terres et leurs chiens courants » tenteraient de les envahir, alors personne ne soupçonne un mensonge. Pas même Sihanouk.
Après avoir fait la chasse aux Cambodgiens d’origine vietnamienne, à ceux qui parlent vietnamien, à ceux ayant des relations avec des Vietnamiens, on en arrive à ceux ayant « un esprit vietnamien dans un corps khmer ».
Les zones sont purgées, les unes après les autres. À Phnom Penh, les administrations subissent le même sort. Le ministère des Affaires étrangères, malgré Ieng Sary, paie un si lourd tribut que de nombreuses ambassades doivent fermer de par le monde.
Désormais au centre de torture de Tuol Sleng (le sinistre S21), on ne s’accuse plus d’être membre de la CIA, mais d’être un agent vietnamien.
Le climat a provoqué des incidents sur la frontière. Incidents ? Si attaquer des villages, massacrer ses d’habitants, incendier pagodes et écoles peuvent être appelés ainsi. En tout cas, ils se multiplient.
La tension monte entre les deux pays et l’annonce d’une invasion vietnamienne n’est plus un on-dit. Le 31 décembre 1977, au matin, Sihanouk apprend qu’une bataille acharnée se déroule depuis quelques jours. Giap finit par retirer ses hommes le 4 janvier.
– (radio Phnom Penh) : Le Cambodge a été agressé sans aucune raison par le Viêt Nam. Que celui-ci ne recommence pas, sinon il recevra la même magistrale fessée qu’en décembre !
– (radio Hanoï) : Le Viêt Nam n’a fait qu’exercer son droit d’autodéfense, car il a été victime d’incursions répétées et meurtrières des Cambodgiens. Nous espérons que la leçon sera entendue.
Phnom Penh affirme que de nombreux Khmers ont été emmenés en captivité et réclame leur retour, Hanoï rétorque que ces derniers ont profité de la présence de ses troupes pour fuir leur pays. Loin d’être contradictoires, ces deux annonces signifient que des Cambodgiens sont désormais à disposition des Vietnamiens comme base d’une armée de « libération ». On rejoue le scénario de l’après-Genève[2].