Ce point tranché, on revient à des problèmes plus terre à terre : Sihanouk. On décide d’envoyer une délégation pour le convaincre de retirer sa démission et pour montrer aux Chinois que l’on a fait ce que l’on a pu.
Penn Nouth, Khieu Samphân, Ieng Sary, sa femme Khieu Thirith (parce que c’est une ancienne camarade de classe de Monique), Son Sen, Norodom Phurissara se présentent devant Sihanouk et Monique, chacun à sa manière, avec ses arguments. Penn Nouth décrit un Cambodge paradisiaque dont le Prince est le symbole et doit le rester. Phurissara parle du lien qui l’unit à son peuple et doit se maintenir. Ieng Sary prend alors la parole. Khieu Samphân regrette qu’il fasse partie de la délégation, il a toujours exaspéré Sihanouk, il est raide et manque du moindre doigté, mais il est le bras droit de Pol Pot.
– Voici l’opinion d’Angkar : Samdech, vous devez rester à la tête du Kampuchéa, conformément aux résolutions du Congrès. En août prochain aura lieu le sommet des pays non-alignés, vous aurez l’honneur, mais aussi le devoir, de nous y représenter. Angkar a besoin de vous !
Devant le ton martial, « angkarien », le sang de Sihanouk n’a fait qu’un tour. Justement, il se trouve qu’il ne peut pas incarner un gouvernement dont il ignore la politique. Il poursuit, emporté par la colère :
– Et si je profitais de l’occasion ainsi offerte pour fuir, quelle serait votre réaction ? Je préfère être loyal à mon pays et le quitter avec votre accord.
La délégation est partie, ni Son Sen, ni Khieu Thirith, ni Khieu Samphân n’ont pris la parole. Les regards désespérés de Phurissara et de Penn Nouth sont tout aussi éloquents que le visage blême d’Ieng Sary. Monique éclate en sanglots quand ils sont à nouveau seuls. Elle hurle quand Sihanouk tente de la serrer dans ses bras pour la rassurer, la consoler, lui expliquer.
Hu Nim attend, assis, impassible, les chevilles reliées à une barre de fer par deux anneaux. Il a déclenché la tempête qui a emporté Koy Thuon et tant de camarades. Au début, il y a cru, il a été surpris, mais il y a cru. Il aurait même pu dire qu’il l’avait pressenti. Les échecs se multipliaient, cela ne pouvait être que des sabotages. Puis, certains noms l’ont fait douter. Enfin, il s’est rendu compte que c’était en train de déraper. Il est trop intelligent, trop honnête pour admettre les monceaux d’ineptie qui proviennent de S21. Alors, il a commencé à avoir peur pour lui, si peur qu’il n’a pas hésité à trahir, à dénoncer les siens pour ne pas être des leurs. Rien n’y a fait. Sa renommée de communiste historique fait de l’ombre à ceux qui ont maintenant le pouvoir et il doit être descendu de son piédestal.
Quelqu’un est venu, lui a mis une cagoule, a détaché ses pieds et menotté ses mains derrière le dos, l’a installé dans un camion bâché. Il va traverser Phnom Penh incognito et seul, car personne ne monte à l’arrière avec lui. Il sait cependant qu’il va au centre d’interrogatoire S21 et il est terrorisé.
Il se souvient du livre d’Arthur Koessler, « le zéro et l’infini ». Il est le zéro, Angkar est bien entendu l’infini. L’individu peut-il avoir raison contre le parti ? La vérité peut-être chez l’un ou l’autre, mais le groupe a toujours raison ! Angkar l’accuse de trahison ? Nier, c’est trahir l’organisation, c’est affirmer qu’elle peut se tromper. Leur révolution est encore trop jeune, trop fragile pour tolérer de telles dénégations de ses membres les plus influents. Il songe à la Révolution française, à la Grande Révolution. La terreur est consubstantielle à 89 et il comprend la nécessité d’un S21 pour assurer le triomphe définitif de ses idées. Il accepte avec humilité et crainte la terrible mission qu’Angkar attend de lui !
Des gens sont montés dans le véhicule en hurlant. Ce sont les soldats du centre, ils ne doivent jamais être en contact avec l’extérieur, c’est pour cela que le camion a été abandonné quelques minutes pour permettre l’échange d’équipage. On ne doit pas savoir ce qui se passe réellement à l’intérieur de l’ancien lycée. Après avoir roulé quelques centaines de mètres, on le sort brutalement, toujours cagoulé. Quand il pose le pied sur le sol, il crie « Vive l’organisation communiste révolutionnaire ! Vive la révolution du Kampuchéa ! Vive Angkar ! »
Il reçoit une barre de fer sur le plexus qui le plie en deux :
– Chien, comment oses-tu avec ta gueule de traître prononcer ce nom !