Sisophon, la capitale de la province de Banteay Mean Chey, au nord-ouest du Cambodge, a longtemps souffert d’être à quelques kilomètres de la frontière thaïlandaise et des tensions entre les deux pays. Pourtant, dans les années soixante, la population a explosé, les activités de contrebande auxquelles participaient les administrateurs civils, les militaires, les services de douane en ont fait une riche ville marchande. Puis les relations diplomatiques entre Phnom Penh et Bangkok se sont améliorées, tant sous Lon Nol que sous le régime khmer rouge, des accords commerciaux ont légalisé les échanges, mais l’économie souterraine a perduré. D’autant que, côté cambodgien, on y écoule les pierres précieuses de Pailin et une partie des trésors d’Angkor ou du pillage des pagodes abandonnées, de hauts responsables communistes succédant aux officiers de Lon Nol.
Quand, comme Oum Hout, on veut continuer le combat et que l’on ne dispose d’aucun moyen, d’aucun soutien international, on se tourne vers la contrebande pour se financer et l’on se retrouve avec son pire ennemi à partager une bière chinoise et à discuter affaires. Mith Ngor a toujours senti l’hostilité de son partenaire à son égard, il a d’abord tenté de se justifier jusqu’à ce qu’il comprenne que son interlocuteur était un ancien soldat républicain. Depuis leurs rapports sont cordiaux.
– J’ai longtemps cru, mon cher Hout, que votre volonté de poursuivre la lutte était une manière de cacher votre appât du gain, mais j’ai découvert récemment qu’il n’en était rien.
Hout regarde son « camarade ». Il y a eu un accrochage deux jours auparavant et un de ses soldats a disparu.
– Ne vous inquiétez pas, cela ne nuit en rien à nos accords. La façon dont vous dépensez votre argent ne m’intéresse pas. À titre amical, je vous aurais dit que vous le gaspillez, qu’il en faut beaucoup plus pour espérer armer convenablement vos partisans et que nous sommes là pour longtemps, mais j’ai une proposition à vous faire. Un merveilleux cadeau commercial !
Il rit. Hout se tait, boit sa bière tranquillement. Où donc ce diable rouge veut-il le conduire ?
– J’ai un supérieur à Siem Réap qui commence à s’intéresser à nos affaires. Nous avons un ministre de la justice, Norodom Phurissara, mais il n’y a plus de tribunaux, ni même de police. Il suffit d’un doute et le kamaphibal tranche.
De la main gauche, il mime un couteau coupant son cou. Il repose sa bière. Avec un large sourire, il ajoute :
– Je ne peux pas laisser s’installer ce doute.
– Donc…
– Vous allez attaquer Siem Réap. Vos cinquante hommes pourront le faire s’ils sont bien armés et disposent d’explosifs en nombre. Vous n’aurez pas besoin de tuer cet homme, Angkar le fera. Nous ne supportons pas les échecs. Je vous dirai tout ce qu’il faut savoir, vous aurez toutes les complicités nécessaires, mais ce doit être spectaculaire : un dépôt de munition, des cibles emblématiques au centre de la ville. Il est vital que cela fasse grand bruit.
« C’est sans doute un piège », se dit Hout, « Angkar a trouvé là le moyen de m’éliminer, ainsi que tous mes hommes ». Mais à quoi bon hésiter. Le Khmer rouge a raison, il n’a aucune chance de renverser le gouvernement de Phnom Penh, alors autant finir en beauté, les armes à la main. L’attaque aura lieu le dimanche 25 février.