Très vite, les rapports entre Sihanouk et le pouvoir à Phnom Penh se sont dégradés. Certes, il sait qu’il est un dirigeant fantoche d’un gouvernement factice, mais il ne peut accepter de voir sa fonction rabaissée à ce point. Il ne demande pas à participer aux décisions, il souhaite simplement en être averti en priorité. Le Kampuchéa qui craint plus le Viêt Nam que la Thaïlande a renoué des relations diplomatiques avec cette dernière. Ce revirement d’alliance important, il ne l’apprendra que par la bouche de Deng Xiaoping, le responsable chinois qui a œuvré au rapprochement. Pour la nouvelle constitution, ce sera le Premier ministre albanais, etc.
De plus, les rumeurs s’amplifient sur ce qui se passe au Cambodge, il y a de plus en plus de réfugiés et tous décrivent les mêmes horreurs.
À ses fidèles, à sa famille, il se confie.
– Faut-il retourner chez nous ? Faut-il rester à l’étranger et demander l’asile politique ? Vous avez aujourd’hui le choix, vous ne l’aurez plus demain. Vous avez entendu ce qui se dit ! Info ou intox ? Monique et moi, nous rentrons, mais nous bénéficions de la protection de la Chine.
Le 31 décembre 1975, à son retour à Phnom Penh, à l’aéroport, c’est la douche froide. Il n’y a que trois dirigeants pour l’accueillir, Penn Nouth, Khieu Samphân, et Son Sen, le ministre des Armées, et quelques dizaines de travailleurs criant des slogans à la gloire d’Angkar.
Le lendemain, il s’aperçoit que des personnes de son entourage qu’il avait laissées à Phnom Penh au palais Khémarin ont été conduites dans des coopératives. Il ressent un terrible sentiment de culpabilité. Ces gens sont rentrés à cause de lui, il pensait que son statut les préserverait aussi, il n’en est rien. Il décide de démissionner.
Pour la première fois, Monique a dit « Non », elle a posé sur lui un regard plein de reproches et il n’ose répondre. Elle a raison, il a tort, mais il ne peut faire autrement.
– Tu dois conserver ton poste, quoi qu’il arrive. La Chine te protège parce que tu es l’étendard du mouvement, à cause de ta popularité parmi les pays du tiers-monde dont toutes les grandes puissances sollicitent le soutien. Si tu ne remplis pas cette partie du contrat, te défendra-t-elle encore ?
– J’ai la parole de Mao et celle de Zhou Enlai. Elles ne sont assorties d’aucune condition !
– Essayons au moins de récupérer nos gens.
– Tu as raison. Je reste chef de l’État pour en faire la demande.
Il y a du désespoir dans sa voix, mais il fait néanmoins sa requête.
Quand la lettre arrive au comité central, Ieng Sary est ravi, il n’a jamais aimé Sihanouk ni compris son importance sur le plan international. Pourtant, il connaît bien ce domaine, il est le ministre des Affaires étrangères.
– S’il se retire, nous n’y sommes pour rien et les Chinois devront, comme nous, l’accepter !
Mais Pol Pot le contredit :
– Il doit rester à la tête de l’État pour l’instant. Y a-t-il un moyen de faire revenir ces personnes au palais ?
– Pour mesdames Tal et Khon qui sont dans une coopérative du côté de Battambang, cela ne posera aucun problème. Par contre, pour Ker Meas, ce sera difficile !
Rire. Tous ont compris l’euphémisme.
– Bien ! J’espère qu’il se contentera de ces deux-là.
Mais le retour des deux dames, loin de calmer Sihanouk, relance son désir de démissionner. En effet, elles racontent ce qu’elles ont vécu et observé. Il ne fait pas bon être partisan de Sihanouk ou d’avoir résidé à l’étranger au lieu de participer à la guerre civile.
– Il faut prévenir les gens, ils ne doivent pas revenir. Tant que je serais chef de l’État, je cautionne ce piège. Je démissionne !
– Si tu le fais, répond Monique, ce sera pire pour ceux qui sont déjà là. Tu dois continuer pour eux, pour les protéger !