Arrivé dans la province de Battambang, Rithy découvre ce qu’est un chantier organisé par Angkar. Il y a déjà beaucoup de monde et il en vient sans arrêt. Ils seront des milliers. De larges cases sur pilotis en bambou avec un toit de chaume, n’ayant qu’une seule pièce, les attendent. On peut y dormir à vingt ou trente par salle, bien alignés, les paillasses, placées les unes à côté des autres. Il y a des cabanes pour les filles et d’autres pour les garçons. On distribue des vêtements de bonne confection, mais toujours aussi sinistres. La responsable du camp, Pœu, est une femme d’une trentaine d’années, trapue, la peau sombre, les cheveux couleur charbon, courts sur la nuque avec une frange sur le front, de grands yeux de jais. Elle a une voix tranchante. Elle est habillée en pyjama noir comme toute communiste, mais sur elle, ces vêtements sont naturels, majestueux, en accord complet avec sa beauté obscure. Autour du cou, qu’il fasse chaud ou froid, un krama rouge, rouge sang, accentue sa dignité.
Tout semble parfaitement organisé et un peu partout flotte le temple d’Angkor, jaune sur fond écarlate, le drapeau du Kampuchéa. Des chansons sont hurlées sans arrêt par les haut-parleurs.
Rithy est rapidement intégré à une unité de plus de trois cents personnes. La cloche sonne à 5 h. À 5 h 30, tout le monde est prêt. On doit travailler, quel que soit le temps. Les amplificateurs du chantier, infatigablement scandent des chants révolutionnaires, en premier l’hymne national.
« Sang rouge vif qui recouvre les villes et les plaines
Du Kampuchéa, notre Patrie,
Sang sublime des travailleurs et paysans,
Sang sublime des combattants-antes révolutionnaires !
Le Sang qui se change en haine inflexible
[…]
Vive, vive le glorieux 17 avril !
Victoire glorieuse et plus grande encore
Que celle de l’époque du Temple d’Angkor »
On n’a pas le droit de marcher, il faut courir en reprenant les hymnes et hurler sa fierté et sa confiance en Angkar. C’est une fourmilière s’agitant en tous sens, mais de façon ordonnée. De l’enthousiasme, la puissance du travail collectif. Une petite colline que les gens gravissent, chargés comme des mulets, en chantant, en galopant, ils y déversent leur terre puis redescendent encore plus promptement. Dans la joie !
Le premier matin, Rithy a senti cette force qui naît d’un projet colossal et commun, et il la saisit dans son dessin avec ces sourires sur les visages. Il a fait cela à la première halte. Il voulait garder ce souvenir de sa première heure, car, très vite, la réalité s’est imposée. Un mot lui vient à l’esprit qui balaie son peu de ferveur si jamais il en avait eu : bulldozer. Tous ses efforts et celui de dizaines de ses compagnons de galère auraient été remplacés efficacement par un bulldozer.
De cinq à neuf, on commence, en chantant, à creuser, pelleter, transporter, creuser, pelleter, transporter.
Neuf heures : pause, un peu d’eau. On se soulage.
De neuf à douze : on continue, en chantant, à creuser, pelleter, transporter, creuser, pelleter, transporter…
De midi à treize : on déjeune d’un plat de riz bouilli.
Toute l’après-midi, on n’arrête pas, en chantant, de creuser, pelleter, transporter, creuser, pelleter, transporter…
À dix-huit heures, on dîne.
De dix-neuf à vingt : on finit, en chantant, à creuser, pelleter, transporter, creuser, pelleter, transporter…
Le soir, on s’écroule sur la planche en bambou et l’on s’endort immédiatement.
Où trouver le temps d’élaborer une fuite ?
Deux à trois fois par semaine, il y a relâche la nuit pour permettre une vigoureuse séance d’autocritiques. Les chefs ne sont pas contents. Vingt personnes sont restées au camp, les gens marchent au lieu de courir, il n’y a pas eu assez d’enthousiasme, on n’a pas chanté avec assez de cœur, etc. Mais ces réprimandes laissent chacun de marbre et tout le monde profite de ces soirées de repos.