Chang Tao est effondré. Comme tout le monde, il travaille souvent dans les unités mobiles, il est rarement au village, il aura donc du mal pour trouver un remplaçant. Que va devenir son enfant ? Il ne sait pas encore qu’il n’a plus besoin d’intermédiaire, qu’après le départ de Rithy, mith Sy viendra le voir et lui mettra le marché en main.
– Mith Tao, si j’apprends que vous n’avez pas rendu tous les biens que vous avez dérobés à Angkar, votre fille sera livrée au centre de rétention le plus proche pour être interrogée. Je doute qu’elle en revienne, les Chinoises ont toujours été si fragiles, mais je veillerai personnellement à ce que vous ne soyez pas inquiété. Je veux lire dans votre regard le désespoir d’avoir préféré quelques pierres, quelques bouts de métal au bijou le plus précieux de votre misérable vie !
Alors Chang Tao donnera tout, sa fille ne quittera pas la coopérative comme le kamaphibal l’a promis, elle mourra de faim et d’épuisement, un mois plus tard, dans ce qui lui sert de lit.
Le 9 septembre de cette même année 1975, un avion venant de Corée du Nord, via la Chine, atterrit sur le tarmac de l’aéroport de Pochentong. À son bord, Sihanouk et Monique. Ce retour est inespéré. En avril, la presse internationale avait unanimement salué la chute de Phnom Penh. La notoriété des Khmers rouges était telle que l’évacuation des villes n’a pas immédiatement provoqué de rejet. Bien que tous savaient que c’était faux, on a accepté l’excuse de la peur d’un bombardement américain pour justifier cette décision, on disait qu’ils avaient été si traumatisés par la guerre qu’il était normal qu’ils soient un peu paranoïaques. On pensait donc pouvoir se passer du Prince et on l’avait relégué chez Kim Jong-Il. Mais très vite, la situation s’était dégradée.
La séquence de l’Ambassade de France a été, à ce sujet, particulièrement désastreuse. Tous les étrangers, les diplomates, mais aussi les journalistes, les résidents, les gens en voyage d’affaires, s’y étaient réfugiés et ils avaient été rejoints par des Khmers. Les communistes avaient alors exigé et obtenu sous la menace, notamment de ne plus ravitailler la mission, que ces derniers leur soient livrés[1], montrant le peu de cas qu’ils faisaient du droit international. Les récits des rescapés de l’ambassade ont largement contribué à donner de la crédibilité aux histoires un peu délirantes des premiers Cambodgiens qui avaient réussi à fuir leur pays. Bientôt, il a été évident pour tous que les villes ont été évacuées dans des conditions épouvantables, que la vie dans les campagnes n’est que souffrance et humiliations. Tous les témoignages vont dans ce sens et l’écoute de la radio cambodgienne les confirme pour peu que l’on sache interpréter correctement ses annonces fracassantes.
C’est alors que la présence de Sihanouk au Cambodge est devenue indispensable, car il jouit toujours d’un immense prestige à l’étranger et peut contrebalancer cette mauvaise impression. On a réuni tout le monde, Khieu Samphân, Ieng Sary, Khieu Thirith, Penn Nouth, Sihanouk et même Monique sous l’autorité de Mao. Sihanouk a accepté de représenter le Cambodge à la session de l’ONU, d’être chef d’État à vie ; en contrepartie, les Khmers rouges ont promis de veiller à ce qu’ils vivent dignement, lui et sa femme, au Cambodge. Mao a souri au Prince :
– Rassurez, mon cher Sihanouk, vous n’aurez pas en rentrant à travailler à la houe dans les champs, ni Monique, ni vos enfants. Elle pourrait cependant devoir faire la vaisselle ou la cuisine.
Il a ri de bon cœur. Zhou Enlai a promis plus discrètement de veiller sur eux et de tout faire pour qu’ils connaissent une fin de vie paisible dans leur pays.
Et les voilà. Ils attendent de descendre de l’avion. Ils savent que leur existence sera difficile, mais ils sont heureux. Ils sont comme ce géant Antée qui s’étiole lorsqu’il est séparé de sa mère la Terre. Plus encore que son mari, Monique est aux anges et, quand elle l’est, elle irradie son bonheur tout autour d’elle.
Une énorme surprise les attend.
Des bonzes en robe safran les accueillent en chantant des psaumes de victoire, une jeunesse vêtue traditionnellement jette des brassées de fleurs sous leurs pas, des ouvriers en bleus de travail, des soldats en uniforme kaki, crient leur joie. Sihanouk retrouve son Cambodge d’autrefois avec son enthousiasme habituel pour sa personne. Pourtant, tout a changé et c’est un pays communiste qui le fête, lui le Prince rouge. Ce moment à l’aéroport de Pochentong, c’est l’union entre le passé et le futur. Une terre enracinée dans sa monarchie millénaire et tournée vers le socialisme, transformant ce qui faisait sa force d’antan en arme pour bâtir l’avenir.
La seule ombre au tableau, c’est Phnom Penh. La riche cité-jardin est devenue une ville fantôme, plus précisément une simple localité limitée à ses aspects fonctionnels. Plus de cinémas, plus de bars, quelques restaurants convertis en cantines. Les banques ont été dynamitées, les lieux religieux désertés. La capitale est partagée en secteurs administratif, politique, éducatif (il s’agit de formation idéologique et technique), productif (essentiellement agricole), correspondant géographiquement à des quartiers, la partie la plus historique sert pour loger les cadres et les ambassades, les autres devront se contenter d’immeubles ou de dortoirs collectifs. Entre ces îlots, des zones désertes, abandonnées.
Quand Sihanouk arrive à New York pour parler à l’ONU, un mémoire lui est adressé, ainsi qu’au secrétaire général de l’ONU, de la part de réfugiés en Thaïlande et qui décrivent les atrocités commises au Cambodge. Le chef de l’État, dénonçant l’agression américaine, exaltant la formidable lutte de son peuple contre un tel adversaire, a beau jeu de faire oublier ce rapport dont les auteurs sont forcément partisans puisqu’ils ont fui le pays devenu communiste. Il a droit à une standing ovation. Au milieu des applaudissements, il se sent apaisé. Il a enfin vengé son honneur bafoué le 18 mars 1970.