Ce soir-là, une deuxième menace va surgir. Mith Sy a convoqué une assemblée, il a quelque chose d’important à communiquer, mais avant qu’il ne s’exprime, Sita a demandé la parole. Elle se lève si sûre d’elle, si mûre. Elle parle d’une voix ferme et les adultes baissent la tête, évitent son regard. Keo lui sourit, elle sait ce qu’elle va dire, elles ne se sont pas concertées, aussi elle tente par ce biais de l’encourager. Lorsque sa fille va se rasseoir, elle a du mal à ne pas aller la voir et, devant tous, implorer son pardon. Pardon d’avoir menti à Angkar, pardon d’avoir épousé Hout, pardon d’être du mauvais bord. Elle voudrait surtout lui dire à quel point elle l’aime, mais cela n’est pas possible. Quand mith Sy lui demande de se lever pour confirmer les dire de l’enfant, elle le fait, sans hésiter en réprimant un sourire qui pointe sur ses lèvres. Sita ne va pas mourir, elle est passée de l’autre côté, elle fait désormais partie du monde nouveau, elle pourra grandir sous le soleil d’Angkar. Keo est, elle aussi, dans un ailleurs, là où l’on n’a plus peur, parce qu’on est arrivé, parce que le voyage est terminé.
– Mith neary, Angkar ne vous reproche pas d’avoir épousé un officier de Lon Nol, c’était avant la guerre civile, mais vous n’aviez pas le droit de le lui cacher. Ignorez-vous qu’Angkar a des yeux d’ananas, qu’il voit tout, entend tout ! À vous garder, nous ne gagnons rien ; à vous jeter, nous ne perdons rien. Sortez !
Dans un silence général plein d’hostilité, Keo a quitté l’assemblée pour se fondre dans la nuit. A-t-elle tenté de fuir ? A-t-elle été exécutée dans la forêt ? A-t-elle été conduite dans un centre, torturée à mort pour savoir où était son mari ou pour lui faire avouer un complot ? A-t-elle survécu ? Rithy n’a pas une pensée pour elle, il regarde seulement avec horreur sa nièce si fière de son geste. Il sait qu’elle va bientôt le dénoncer, qu’elle l’a juste oublié. C’est compréhensible, elle n’a que neuf ans !
Puis mith Sy aborde le thème principal de cette réunion :
– Angkar a réussi à dompter ces montagnes sauvages, à bâtir de nombreux villages, à fertiliser à nouveau le sol, à créer nombre de rizières, à construire routes et pont. Angkar a de nouveaux chantiers. Angkar a besoin de vous pour édifier des barrages, là-haut, près de Battambang. Un projet d’envergure qui mobilisera des dizaines de milliers de forces sur plusieurs mois : la digue de la révolution. Qui est maître de l’eau est maître de la terre ! Nous allons bloquer une rivière, l’obliger à modifier son cours pour arroser « la Rizière moderne », un espace d’une superficie de soixante mille hectares de quoi nourrir une partie du pays. C’est une entreprise capitale ! Notre coopérative va apporter grâce à vous sa petite obole à cette œuvre grandiose. Ensuite vous pourrez rentrer chez vous. Nous avons besoin de volontaires !
« Rentrer chez vous », en entendant ces mots, le nouveau peuple a frémi. Se peut-il qu’ils puissent revoir leur ville après ce travail près du Tonlé Sap ? Les optimistes sentent leur cœur battre à tout rompre, mais ils n’osent. Les pessimistes, eux, baissent la tête, font le mort, essaient de se faire oublier, ils ne croient plus aux paroles des Khmers rouges. Et puis que signifie « chez nous » désormais ?
Tous regardent dehors le fruit de leurs efforts. La récolte arrive à maturité. Ils vont enfin pouvoir manger à leur faim. Pourquoi partir ?
– Allons ! Qui est volontaire ? Qui veut être le premier à répondre à l’appel d’Angkar ?
Mith Sy s’adresse à la cantonade. Pour le principe. Les gens ne sont plus aussi naïfs et stupides que lors de l’évacuation des villes. Ils sont devenus méfiants. À sa grande surprise, une main se lève. C’est celle de Rithy. Après l’arrestation de Keo et la découverte que le chef du camp a essayé de le tuer, il n’a pas hésité, il faut qu’il quitte la région. Il a en fait décidé de fuir le pays et Angkar vient de prendre en charge les trois quarts de son déplacement. Pour le reste, il avisera. Le camarade Sy le regarde, surpris. Blême même. Sa proie est en train de lui échapper. Il se demande s’il s’est laissé berner par la propagande d’Angkar ou s’il a deviné ce qui se trame contre lui dans ce camp. Peu importe ! Il est trop tard et il félicite Rithy.
– Merci, camarade. C’est par ta force de travail que la révolution va de l’avant.
Puis le citant, il exhorte l’assemblée à imiter son geste.
– Prenez exemple sur lui. Il faut être loyal et aimer Angkar.
Tous les regards se tournent vers Rithy, le héros de la soirée, maintenant intouchable. Comme sa victime lui échappe, Sy a décidé de se venger sur les autres, il s’avance pour demander, les yeux dans les yeux, à untel ou untel, s’il est prêt à aider Angkar, s’il est volontaire. Bien sûr, la réponse est toujours positive, voire enthousiaste.