C’était une mauvaise idée.
Ce jour-là, les rations ne sont guère plus abondantes et s’ils ont droit à un dessert de choix, c’est un meeting interminable de mith Pœu. Heureusement, c’est là où elle excelle. D’abord, elle annonce un certain nombre de bouleversements politiques et Rithy se rend compte que c’est la première fois que l’on aborde ce thème dans ces réunions. Sihanouk a démissionné, le nouveau chef de l’État est Khieu Samphân. Aucun mot d’adieu pour l’ex-monarque, la page de toute façon est tournée depuis belle lurette. La liste des membres du gouvernement laisse l’assemblée indifférente, le Premier ministre, un délégué ouvrier d’une plantation d’hévéas, un combattant issarak contre l’occupation japonaise, Pol Pot, est un inconnu. Pœu alors se lance dans un long discours pour exalter son auditoire à soutenir Angkar, la merveilleuse.
– Oui, c’est difficile ! Oui, vous ne mangez pas à votre faim, mais le pain que vous mangez, vous l’avez gagné ! Vous regrettez le temps où le pays était prospère, l’ancien régime, l’aristocratie, la bourgeoisie capitaliste. Oui, vous regrettez tout cela parce que vous étiez du bon côté. Pour le peuple, ce peuple que vous avez ignoré, les choses étaient différentes. Mon père travaillait dans une entreprise. Comme il avait pris du retard dans sa tâche, le patron ne lui a payé que la moitié de ce qu’il avait promis. La moitié ! Comme ça, sans qu’une loi, qu’une tradition ne le justifie, sans que mon père soit vraiment fautif. Parce qu’il était le patron. Mon père était prêt à expliquer son retard, mais il ne voulait rien entendre. Le ton montait. Maintenant, mon père ne suppliait plus le patron de lui donner son dû, il le réclamait comme un homme, comme un Cambodgien, libre et fier. Le patron, devant son attitude l’a frappé pour le remettre à sa place, mais mon père n’acceptait plus cette place, cette condition dans laquelle vous avez mis le peuple, celle de sous-homme. Il a répondu coup pour coup et seule l’intervention des gendarmes, en les séparant, a évité le pire. Il a été condamné à vingt-cinq ans de prison. Nous sommes tombés dans une misère profonde. Bien que très jeune, l’aînée de mes sœurs est allée en ville travailler, nettoyer, cuisiner chez des bourgeois, vos parents. Son patron l’a violée. Elle n’a pas hésité, la colère de mon père coulait dans ses veines. Elle est allée porter plainte. Les policiers se sont moqués d’elle : « une souillon comme toi, un bel homme comme lui, qui a violé l’autre ? » Elle a été contente de retrouver son travail et de pouvoir nous nourrir en continuant à faire le ménage et le reste. Un an plus tard, la cadette a accepté, elle aussi, un emploi de domestique en ville. Elle n’a jamais porté plainte. Voilà votre temps prospère !
Puis elle raconte comment la colère est montée dans la classe prolétarienne, ouvrière et paysanne, lentement, profondément, inexorablement. La patience du peuple, la lutte dans les usines. Tant d’injustices ! Elle parle ensuite des combats, des assauts et cette terrible année 73, où ils s’étaient trouvés isolés face aux Américains.
– Alors nous avons bataillé, sans le soutien ni matériel ni moral des Vietnamiens. Les Américains ont tout lâché sur le seul Cambodge. Pendant deux cents jours et deux cents nuits ! Le pays a subi plus de dégâts, reçu plus de bombes que le Viêt Nam et le Laos réunis de tout le conflit, deux fois plus que le Japon durant la Seconde Guerre mondiale. Il ne reste plus rien de notre terre. Ce qu’a enduré notre peuple, ce qu’il a fait pour vaincre, aucun autre n’en aurait été capable. Il a montré une telle abnégation, un tel courage !
Elle se tait. Elle avait survécu, tant de ses camarades étaient morts. Pœu a du mal à cacher son émotion. Son auditoire, muet, découvre sa douleur. Comment comparer les difficultés présentes et cette souffrance durant ce conflit ? La victoire, ce n’est pas, pour qui s’est battu, celle des pierres et des arcs contre des B52, mais celle d’êtres de chair contre les armes les plus sophistiquées. Tout le monde a la gorge nouée. La guerre a aussi été terrible dans les villes, avec les attentats, les roquettes qui tombaient tuant à l’aveugle, mais on ne peut mettre cette horreur en balance avec celle des campagnes. Elle permet seulement de la concevoir. Quand on connaît les dégâts d’une attaque au mortier, on imagine ce qui résulte d’un tapis de bombes américaines. Ce soir-là, à cet instant-là, les malheureux esclaves du Kampuchéa pleurent sur le sort de leurs bourreaux.
C’est le dernier dessin de Rithy, le plus sombre.
Au milieu du cercle des misérables, silhouettes agitées, avec son krama rouge sur le cou, tache sanglante tranchant avec son pyjama sinistre, la communiste est étrangement belle, ainsi près du feu. L’artiste a joué avec les ombres, le clair-obscur autour du foyer. Pœu, par la magie d’un crayonnage, est la sorcière de Blanche-Neige, tout à la fois la femme et le dragon.
Et son noir corbeau[2].
Chea Chan a admiré l’œuvre, mais il est catégorique, Rithy ne peut emmener ses cahiers. Même s’ils ne sont plus très loin de la Thaïlande, il y a trop de risques d’être pris. S’ils tombent entre les mains des Khmers rouges, ils espèrent montrer leur ordre de mission, l’ancien qu’ils ont gardé, et expliquer qu’ils se sont perdus. La présence des carnets leur serait fatale. Le jeune homme pleure. Il va devoir enterrer ses dessins, ses dizaines de caricatures, son témoignage sur ce qu’a été Phnom Penh, sur l’évacuation de Kompong Chhnang, sur toutes ces vies qui ont été soufflées, sur ce monde incompréhensible. Il embrasse ses feuilles.
– Je reviendrai, je vous le promets.
Mais il ne tiendra jamais sa parole et l’an 01 du Kampuchéa démocratique gît quelque part dans la boue cambodgienne.