Depuis quelques jours c’est le grand branle-bas de combat. La supérieure du camp, Pœu, décide de responsabiliser chacun pour relancer la construction. La survie, l’autosuffisance alimentaire sont la guerre que mène le nouveau Kampuchéa. Cette guerre, elle veut la gagner ! On crée des commandos de cinq personnes, deux piocheurs et trois porteurs. Il faut obtenir quinze mètres cubes de terre, chacun peut choisir ses partenaires. À la fin de la journée, on mesure les trous pour évaluer le résultat. En cas de manquement, toute l’équipe est sanctionnée.
– Soyez prêts à sacrifier vos vies par le travail afin de réaliser les objectifs d’Angkar ! Dans un commando, chacun est garant de l’autre ! Cette solidarité dans votre groupe sera le moteur de votre réussite.
Désormais, les gens sont toujours aussi épuisés, mais, en plus, ils se haïssent. Ils s’insultent tant ils craignent d’être punis, ils sont contents lorsque l’un d’eux est frappé par les gardes avec leur fouet parce qu’il n’est pas assez rapide, ils auraient voulu le faire eux-mêmes. La méthode est efficace, les résultats sont là et l’ouvrage progresse de façon spectaculaire.
Puis un matin, la ration de riz est divisée par deux à cause d’une pénurie, alors tout s’écroule. Plus aucune contrainte ne parvient à maintenir les individus en fonction. Dès qu’on arrête de les surveiller, ils sont en quête de nourriture. Ils mangent tout ce qu’ils trouvent, plantes inconnues, lézards, escargots, têtards, araignées (les mygales, plus grosses que les autres, deviennent un mets recherché). La plupart ont des diarrhées terribles et sanglantes. Les coups pleuvent pour les remettre au travail, les décès se multiplient.
Finalement, Pœu, elle-même, comprend qu’une limite a été atteinte et elle laisse aller.
Depuis qu’il est dans cet enfer, c’est la première fois que Rithy peut parler avec d’autres de son projet d’évasion. Petit à petit, en faisant très attention, un petit groupe s’est constitué. Leur chef est un ancien ingénieur qui travaillait à l’usine d’électricité de Phnom Penh, Chea Chan. Il faisait partie comme Heng du réseau de soutien urbain des communistes. Le 17 avril, il avait été évacué avec les autres.
– J’aurais pu faire valoir mes états de service lorsque l’on m’a demandé de remplir mon autobiographie, mais j’avais découvert entre-temps la manière dont ils traitaient les intellectuels. Plus on a de diplômes, plus dure sera notre rééducation. En disant la vérité, je pouvais aussi bien voir ma situation s’améliorer notablement que se détériorer terriblement. Se taire dans un premier temps pour avouer plus tard était, bien entendu, impossible : cela aurait paru suspect et j’aurais été exécuté. J’ai préféré être un simple chauffeur de taxi, bête et ignorant, sans aléa de sélection.
Du menton, il montre le barrage, une construction de plusieurs centaines de mètres, reliant une colline à une autre pour faire un immense réservoir d’eau.
– Je ne sais pas si j’ai fait le bon choix. Mais ce que je peux affirmer, c’est que ce ne sont pas des ingénieurs qui ont dessiné les plans ni qui dirigent ce chantier. Parmi les communistes, il y en avait tant. Où sont-ils ? Que sont devenus mes camarades ?
Chea Chan a pris la tête du groupe. La première étape consiste à mettre de côté des provisions même si on trouvera de quoi se nourrir dans la jungle. Pour le reste, ce n’est pas si difficile de disparaître, car, pour les Khmers rouges, les meilleurs gardes sont la forêt et… les Thaïlandais. La frontière est solidement gardée, le terrain miné, les Cambodgiens rançonnés, battus, violés, refoulés. Malgré cela, comme on ne renvoie pas les malheureux qui ont réussi à y parvenir, les camps de réfugiés sont pleins.
La date est fixée. Ce sera après la fête pour l’anniversaire du 17 avril, cela permettra peut-être de récupérer un peu plus de nourriture.
L’anniversaire ! Cela ne fait donc qu’un an que leur vie a basculé, un an que Phnom Penh est tombé !