Et le vent a tourné.
Le gouvernement américain, pour recueillir l’adhésion de son peuple, avait promis une victoire très rapide. Le nombre de GI au Viêt Nam était monté à 400 000 hommes, on avait bombardé le Nord-Vietnam, on avait autorisé l’usage du napalm et, pour dégager de vastes zones de jungle, d’un herbicide, un défoliant connu sous le nom d’agent orange[5]. L’efficacité d’une guérilla résidant dans sa capacité à frapper puis à disparaître, on avait mis au point une stratégie, les opérations « Search and Destroy »[6]. Avec tous ces moyens, le général Westmorland, commandant le MACV[7], avait conclu qu’on pouvait gagner la guerre en moins de deux ans. En lançant leur assaut sur tout le Sud-Vietnam, les maquisards avaient balayé ce mythe. Les autorités américaines confirmaient le malaise en limogeant Westmorland. L’offensive du Têt était devenue un succès vietminh.
Cette année-là, Sihanouk a réalisé Crépuscule. Depuis La Forêt enchantée, il avait tourné une dizaine de films, il avait même conçu un Festival à Phnom Penh pour pouvoir les primer. Il savait bien que ses productions étaient celles d’un amateur, certes éclairé et talentueux, mais ne disposant pas d’assez de temps pour faire de véritables longs métrages. Cependant, sa dernière réalisation le troublait, car elle était en harmonie avec son âme, il avait l’impression de devenir un vrai cinéaste, d’avoir réussi, si ce n’est un chef-d’œuvre, du moins une création touchante. Il en était le metteur en scène, le scénariste, le dialoguiste, le compositeur de la musique, le monteur, l’acteur principal, Monique lui donnant la réplique. C’était l’histoire d’un prince que convoitaient deux femmes, une princesse indienne très cultivée et sophistiquée, à la recherche de pouvoir, et une jeune infirmière cambodgienne chargée de le soigner, efficace, discrète et amoureuse. Le prince choisissait la princesse et celle qui l’aimait, mais qui n’était pas celle qu’il aimait, se jetait dans un vaste étang. Jamais les temples d’Angkor n’avaient autant participé à l’harmonie du récit, ils figuraient la douceur et la sagesse de ce qui est immuable. Les personnages s’agitaient, se séduisaient, se trompaient, les sourires de pierre des statues rendaient dérisoire les passions éphémères, car humaines. L’étang, l’eau, représentait l’autre visage de l’éternité, celle du temps qui passe et se renouvelle, celle de la vie, celle de l’enchaînement infini des existences et ce n’était pas un hasard si son héroïne s’y noyait.
Lorsqu’il a monté les dernières images, Sihanouk a été bouleversé de se voir devant le miroir liquide refermé sur la tragédie, ses gestes lents et dosés, vieillard avant l’âge, détruit par la mort de ses amours, impuissant. Avait-il ce visage aussi quand il contemplait son pays, la nuit, loin de toute présence ? Il se sentait parfois si las, si désespéré ! Il regardait le Mékong comme son personnage l’étang, Monique était à ses côtés et il serrait sa main avec vigueur. Il songeait à tout ce qu’il avait entrepris. Le Cambodge avait obtenu son indépendance quinze ans plus tôt. Depuis, il en avait assumé la direction presque sans partage. Pouvait-il en être fier ? Il a prophétisé d’un ton lugubre :
– Jadis, nous étions portés par le vent de l’Histoire. Bientôt nous serons emportés par lui.
Monique s’est serrée contre lui. Elle était glacée. Les soirées pouvaient être fraîches en décembre. Elle lui a murmuré :
– Ne lâche jamais ma main. Où que te jette la tempête, je veux être avec toi.
Ce sont des phrases que l’on dit à vingt ans, elle en avait trente-deux, lui quarante-six. Ces mots prenaient une densité telle que Sihanouk en tremblait d’émotion, il a prolongé son désespoir pour le plaisir de l’entendre le rasséréner.
– Que restera-t-il de mon passage, de ses années, de cette communauté, de notre Sangkum ?
– Vous êtes le maître de nos vies, vous êtes le Roi, le plus grand souverain que le Cambodge ait connu depuis les bâtisseurs d’Angkor, vous avez libéré ce pays d’un joug séculaire, vous avez enfanté votre royaume. Jamais, on ne vous oubliera. Je pose mes lèvres sur les vôtres, je devrais le faire sur vos pieds.