– La situation est si grave ?
– L’assaut sur les villes du Sud-Vietnam est impressionnant, mais Giap ne pourra pas tenir longtemps face à la puissance de feu des Américains quand ceux-ci vont se reprendre. Ce qu’il veut, c’est une conférence de paix. Et il l’aura ! Les Américains sont fatigués de cette guerre.
La paix ! En 1954, à l’annonce de l’ouverture de pourparlers, tout le monde s’était entretué pour conquérir un bout de terre à revendiquer. Cela expliquait les attaques des Khmers rouges début janvier.
– Ils ont lancé une offensive sur tout le territoire que nous avons eu de la peine à endiguer. Vous vous souvenez de Genève, nous avons sauvé l’intégrité du pays en chassant toutes les troupes qui s’y trouvaient. Il va falloir en faire de même.
Lon Nol a approuvé de la tête et Sihanouk l’a regardé avec beaucoup de sympathie. Ils avaient en partage cette opération Samakki et la bataille de Srè Chis et, désormais, la même analyse de la situation : expulser le Viêt Cong avant la fin de la guerre du Viêt Nam, fin qui s’approchait à grands pas.
– J’ai reçu récemment M. Chester Bowles, envoyé spécial de Lyndon Johnson. Il nous faut leur soutien financier pour mettre un terme à la crise, mais surtout, nous avons besoin de leur force de frappe pour chasser le FNL.
Sihanouk a souri en songeant au visage hilare de Bowles quand il avait énoncé que si les États-Unis affrontaient leurs ennemis sur le sol cambodgien, les deux parties seraient coupables de violer le territoire du royaume khmer, mais le Nord-Vietnam et le Viêt Cong « seraient plus coupables ».
– Vous allez leur offrir toutes nos informations concernant les implantations vietminhs. Un cadeau inestimable avec ce qui leur arrive dans tout le Sud-Vietnam. Après cela, ils ne pourront plus nous refuser leur aide pour redémarrer notre économie. En plus, nos villageois leur sauront gré si leurs bombardements étaient un peu plus ciblés.
Lorsque le 25 février, les communistes ont lancé leur deuxième vague, Pol Pot était à la manœuvre.
Son malaise précédent n’avait rien à voir avec un quelconque empoissonnement, mais tout avec le paludisme, la maladie tropicale était endémique dans cette partie du Cambodge à cause de la végétation trop dense et de l’humidité, les ex-citadins plus que les autres étaient susceptibles d’en être atteints. Des jours durant, il avait dû rester couché, en grelottant de fièvre, secoué de mouvements compulsifs. Dans les rares moments où ses idées n’étaient pas trop confuses, il s’ingéniait à démasquer celui qui l’avait empoisonné. Puis il avait compris que s’il cherchait son assassin, c’était qu’il n’était pas mort. Dès lors, sa guérison a progressé à grands pas.
Il vivait caché dans un village de la région de Ratanakiri, ne quittant pas sa hutte. Khieu Ponnary était redevenue sa messagère, parcourant de longues distances pour livrer ses ordres, recueillir les remarques, noter ses propres observations. Il n’était nulle part, elle était partout. C’est ainsi qu’il saisit qu’il fallait participer à la bataille épique qui mettait à feu le Viêt Nam par solidarité avec le Viêt Minh. Même sans arme !
Il a décidé de relancer son insurrection générale au Cambodge. Cette fois, on attaquerait simultanément dans six provinces différentes : Battambang, Kompong Chhnang, Kompong Speu, Takeo, Kampot, Koh Kong. Les Khmers rouges s’en prendraient aux milices communales, les chivapols, moins formés. Ils pourraient ainsi récupérer des fusils.
La réaction de Sihanouk a été d’une extrême violence. On avait tué Tou Samouth, Khieu Samphân, Hou Yuon, Hu Nim, etc., on avait écrasé l’insurrection en janvier, elle recommençait en mars. Le communisme était une hydre et sa tête repoussait à chaque fois. Il lui fallait détruire la bête, toute la bête et au-delà tous ceux qui pourraient reprendre le flambeau. Être impitoyable, c’était considérer tout Khmer rouge comme un démon, tout sympathisant comme un rouge, toute personne non hostile comme sympathisant, accepter que périssent cent innocents pour abattre un criminel. Il parlait de guerre civile, de guerre totale, il appelait ses soldats à frapper avec la dernière rigueur les rebelles. Quand l’ennemi s’emparait de cinq fusils, leurs chefs en annonçaient quinze, le Prince cinquante. Démultiplier la menace pour justifier la répression. L’effectif des insurgés est ainsi passé de deux mille à cinq mille puis à dix mille.
Lon Nol agissait plus rationnellement. Il a commencé par désarmer les chivapols. Les « victoires » des rouges ont rapidement diminué. Il a ensuite regroupé les habitants des hameaux isolés dans des villages sous son contrôle. Pour finir, il a fait appel à l’aviation. Très vite, les rebelles ont été coupés du monde, affamés, écrasés de bombes.
En avril, le QG de la zone Nord-Ouest a été détruit, les rares survivants ont pris la fuite dans les Cardamomes. Dans le Sud-Ouest, un ancien bonze, Ta Mok, a dû restreindre ses ambitions à de petits raids, il fallait éviter d’attirer la foudre sur lui. L’Est n’a mené que quelques combats avant d’être anéanti. Seule la région de Ratanakiri, au milieu des montagnes, parvenait à résister. L’effort pour déloger les insurgés paraissait démesuré par rapport au bénéfice escompté.
Comme l’avait prédit Sihanouk, l’offensive du Têt a été un échec ; partout les maquisards étaient battus et avaient dû se retirer. On a décompté quatre-vingts pour cent de pertes. C’était une saignée dont le mouvement au Sud-Vietnam ne se remettrait jamais. Au début de l’été, la cause était entendue. Le premier secrétaire du parti, Le Duan qui avait convaincu son camp d’engager une stratégie militaire conventionnelle a dû faire son autocritique.
L’échec patent des forces communistes offrait une nouvelle perspective, des négociations de paix se sont ouvertes à Paris. Le Cambodge pouvait en profiter d’autant que l’insurrection, ici aussi, avait fait long feu.