Quand le chef de l’État a déclaré, lors d’un meeting, en face de Hu Nim, que ce dernier « avait une face de Vietnamien ou de Chinois » et qu’il s’était de lui-même « exclu de la communauté nationale », chacun a compris que les jours du député étaient comptés. Il a disparu en octobre malgré l’étroite surveillance dont il faisait l’objet. Kou Roun n’a sanctionné personne. Il en a profité néanmoins pour interroger quelques suspects et liquider ainsi quelques communistes ou sympathisants, notamment dans le milieu scolaire où la jeunesse, l’inconscience faisaient bouillonner les esprits. Il n’y a pas eu de manifestations cette fois-ci, le pouvoir semblait ressorti renforcé. En réalité, c’était le parti qui l’était. Kou Roun se félicitait de détruire des nids de guêpes, Pol Pot récupérait les abeilles devenues des frelons débordants de haine.
Il ne fallait pas laisser ce ressentiment retomber, alors on avait programmé l’insurrection générale. Avant tout, prévenir les Chinois. Le courrier a été acheminé à Pékin via Hanoï. La Chine n’a pas réagi, elle était en pleine révolution culturelle. 50 millions d’adolescents, les gardes rouges, s’étaient mis en marche contre tous les pouvoirs afin de concrétiser le slogan de Mao Zedong : « on a raison de se révolter ». C’était le retour du grand Timonier[2]. Le Nord-Vietnam, à qui le courrier n’était pas destiné, a envoyé deux émissaires pour essayer de détourner Pol Pot de son projet. Un dialogue de sourds ! Les Vietnamiens s’accrochaient à la « neutralité » de Sihanouk, les Khmers ont vite compris qu’ils ne recevraient rien et que leurs compatriotes ne reviendraient pas pour combattre avec eux. Pas d’hommes, pas d’armes. La future guerre révolutionnaire s’annonçait mal.
On aurait dû suspendre les opérations. Persister était « gauchiste et aventuriste »[3]. Pol Pot s’est rendu compte qu’il était piégé. Agir, c’était envoyer à une mort certaine de nombreux militants et il en porterait la responsabilité. S’il renonçait, il ne serait pas non plus épargné, les étudiants et les enseignants, qui les avaient rejoints, en voulaient terriblement à Sihanouk et, surtout, vivaient péniblement dans la jungle. Ils avaient hâte d’en finir. Ils le mettraient en accusation, lui reprocheraient d’avoir cédé aux Vietnamiens, obtiendraient sa tête avant de rentrer la queue basse vers la ville, vaincue par la forêt, pleurer un pardon que Sihanouk, grand prince, leur accorderait.
Dans les deux cas, ses troupes allaient fondre en perdant soit la vie soit la foi. Mieux valait que ce soit la vie.
– Nous n’avons pas d’armes. Tant mieux, nos adversaires deviendront des bourreaux !
Sa résolution prise, il a élaboré son plan.
D’abord assurer sa sécurité.
Sachant qu’il était désavoué par Hanoï, il craignait désormais d’être la victime d’un attentat, il y avait tant de communistes indochinois parmi les Khmers rouges. Il lui faudrait un chalet à part sous la protection de gardes khmers lœus. Cela lui permettrait, en plus, de rencontrer certains en aparté.
Puis préparer l’insurrection.
– Nous pourrons être prêts dans un ou deux mois. Nous devons frapper un peu partout dans le pays. Nous n’avons pas d’armes, nous irons les chercher chez l’ennemi. Ce sera notre premier objectif : les garnisons isolées.
Ce qu’il proposait était dérisoire par rapport à ce qui était envisagé quelques semaines plus tôt, mais on allait enfin se battre, passer à l’offensive. En fixant des cibles modestes, on pouvait espérer des succès. À la fin de la réunion, une petite fête spontanée s’est mise en place. Il a porté un toast à la victoire.
Soudain, tout s’est brouillé. « Ils m’ont empoisonné » a été sa dernière pensée cohérente. Il n’a pas eu le temps de désigner les coupables, il s’est effondré.