Le lieutenant-colonel Oum Savath patientait avec d’autres soldats. Il était content d’avoir un peu d’action pour sa dernière mission. Se souvenait-il encore de sa jeunesse et de l’instant où il avait déclaré avec vigueur qu’il acceptait une perte de salaire pour se battre sous uniforme khmer ? En réalité, il avait gagné sur les deux tableaux, il avait eu l’honneur de servir son pays et il s’était enrichi au-delà de toutes ses espérances. Cerise sur le gâteau, il touchait une retraite en tant qu’ancien sergent dans l’armée française. Il avait quitté son village et s’était installé dans une belle maison à Kompong Chhnang. Il n’avait pas bénéficié de la manne que constituaient les transports de matériel aux forces vietcongs comme son ami Sœun Kimsy, il devait se contenter de contrôles sur des commerçants chinois, d’actions de protection de fermes. Enfin, il y avait eu cette récolte de riz, un cadeau du ciel avant son départ. Honnête, il avait partagé équitablement, laissant la moitié de la production aux paysans contre un énorme bakchich. Si tout le monde en avait fait autant, il n’y aurait pas eu de Samlaut !
Il avait une superbe femme, trois fils. Ses deux aînés, des jumeaux, réussissaient brillamment leurs études, ils étaient doués en mathématiques. Le petit dernier avait dix ans, c’était un paresseux qui traînait à l’école, mais Oum Savath ne s’inquiétait pas pour son avenir. Il a tiré de sa poche un papier qu’il a déplié soigneusement. Un homme en uniforme, bardé de médailles, le regardait fièrement une cigarette aux lèvres, lunettes fumées, le chapeau de brousse légèrement relevée dévoilant un crâne dégarni. Il a souri, son fils avait incontestablement du talent et son portrait était ressemblant avec ce rien de tendresse et de dérision qui fait d’un dessin une caricature réussie.
– Il est doué !
Il s’est demandé dans quel métier un tel don serait un atout. Médecine à cause de l’anatomie ? Il n’a pas eu le temps de suivre sa pensée jusqu’au bout, le colonel Sosthène Fernandez est entré. Il était, ce jour-là, d’excellente humeur.
– Messieurs, le Congrès s’est achevé, les palabres sont finis, on passe à l’action. Notre Sangkum a tranché. Nous allons mettre un terme à la guérilla communiste.
Fernandez jubilait. Comme son mentor Lon Nol, il ne croyait pas à la sincérité des Vietnamiens, le conflit avec eux était inévitable. Samlaut était pour lui une occasion unique de montrer sa puissance de feu, la qualité de ses hommes et de son matériel. La situation était paradoxale, on se battait au nord-est, on trafiquait ensemble au sud, les Vietnamiens étaient vraiment des gens compliqués. Il sentait autour de lui la satisfaction des officiers d’en finir. Il a repris la parole.
– Il y a un bonus. Pour motiver nos soldats, une prime sera donnée pour chaque séditieux tué, pour chaque village hostile réduit en cendres. Bien sûr, il faudra rapporter une preuve pour la toucher.
On n’a pas hésité à utiliser l’aviation ; les insurgés se sont réfugiés sur les montagnes aux alentours de Samlaut. L’armée a empoisonné les sources, brûlé les réserves de riz, suivi les rebelles à la trace, aéroportant les parachutistes où c’était nécessaire pour faciliter leur encerclement. On s’est vite aperçu qu’il n’y avait pas de Vietminh, l’adversaire ne disposait que de quelques fusils, il n’avait que son désespoir et sa haine. La paix a été rétablie rapidement.
Certains observateurs occidentaux avançaient le chiffre de dix mille morts, mais Sihanouk répliquait que c’était faire trop d’honneur à l’efficacité des FARK. Il reconnaissait tout au plus mille cinq cents Khmers rouges tués, ce qui, compte tenu de la réalité des effectifs communistes, laissait une large marge pour les paysans. Pourtant le nombre exact était certainement connu : les soldats ramenaient la tête des rebelles pour pouvoir toucher leur prime, les officiers les envoyaient à Phnom Penh, par camion entier, pour contrôle.