La nouvelle est tombée alors que Sihanouk allait partir pour Pékin. Dans l’avion, il a pleuré. Tout cela était si prévisible et il n’avait rien vu venir. Monique tentait de le soutenir, mais il était inconsolable.
– Rien n’est perdu. Faites un appel au peuple ! Les foules sont avec vous. Demandez-leur de se soulever ! Comme vous aviez l’intention de le faire à votre retour.
– Hélas, mon amie ! Les petites gens seraient sans doute avec moi, ils se dresseraient éventuellement pour moi, pour défendre mon honneur, par amour pour moi. Mais ce serait la guerre civile et l’Histoire nous a appris que ce sont les pays tiers qui en profitent. Vietnamiens, Thaïlandais, Américains, ils n’attendent que cela. Je n’avais pas seulement garanti la paix, j’avais unifié ce pays.
Il a respiré longuement, douloureusement.
– Ils ne veulent plus de moi. Qu’ils tentent leur expérience ! Je vais demander l’asile politique à la France. Je serais leur recours quand ils auront échoué.
En arrivant à Pékin, sa surprise a été immense en voyant la foule qui avait été conviée. Le corps diplomatique, au grand complet, était là, quarante et une nations, dont la France et la Grande-Bretagne. Il a étreint Monique. Il a alors aperçu, s’approchant de la passerelle, Zhou Enlai, lui-même. L’hymne cambodgien a retenti et, la gorge serrée par l’émotion, Sihanouk est descendu comme si la journée du 18 mars n’avait jamais existé. Ils se sont fait l’accolade sous les applaudissements des ambassadeurs venus de toute la planète, du moins ceux accrédités en Chine.
Tard dans la nuit, on avait organisé une petite réception en son honneur, Zhou Enlai, en lui disant au revoir, lui a demandé quelles étaient ses intentions.
– Quoi que vous décidiez, sachez que vous serez toujours notre hôte. Vous pourrez librement faire des déclarations à la presse. Nous vous offrons, sans contrepartie, l’asile politique.
Sihanouk l’a arrêté d’un geste.
– Je vais rentrer chez moi et me battre.
Le visage amical est soudain devenu sérieux. Le Chinois l’a observé attentivement, l’a soupesé, puis le sourire est revenu.
– Ce ne sera pas si simple. Votre retour signifie une guerre civile. Êtes-vous prêt à l’assumer ?
Il a raccompagné le Prince à sa voiture. Il était content de sa réaction, il avait eu peur d’avoir devant lui, un homme fini, mais Sihanouk était un lion, il l’avait jugé dès leur première rencontre. Les combats au Viêt Nam touchaient à leur fin et le grand vainqueur était leur grand ennemi : Moscou. Il y avait désormais entre les deux capitales un conflit ouvert pour le leadership des pays communistes, ce qui obligeait les deux antagonistes à soutenir les mêmes combats tout en essayant de tirer toute la couverture à soi. Hanoï était perdue, mais Phnom Penh pouvait-elle échapper à la sphère d’influence russe ?
Pol Pot et ses hommes étaient aussi à Pékin, ils venaient chercher des armes et solliciter l’intervention de la Chine pour contraindre le Nord-Vietnam à fournir une aide plus importante. On allait gentiment les éconduire quand le coup d’État a modifié la donne. Zhou Enlai avait sondé Sihanouk sur son désir de lutter, il fallait maintenant interroger Pol Pot. La réponse a été sans ambiguïté :
– S’il veut se battre, nous serons avec lui.
– Vous êtes prêts à vous effacer derrière lui ?
Pol Pot a éclaté de rire.
– Tout à fait. D’ailleurs, je doute qu’il accepte qu’on soit à sa hauteur, son ego ne le supporterait pas. Par contre, nous restons communistes !
Zhou Enlai a regardé les autres membres de la délégation pour être sûr que tout le monde approuvait le discours de Pol Pot. Finalement, ces Khmers rouges étaient plus disciplinés, plus malins qu’ils n’en avaient l’air.
– Je dois voir le politbureau, cette nuit. C’est lui qui prendra la décision, ensuite, vous rencontrerez Sihanouk.
Le Chinois s’est tu. Il dévisageait ses interlocuteurs, un peu gêné.
– Un dernier détail. Trois fois rien, juste un malencontreux contretemps. J’ai demandé à Pham Van Dong de venir immédiatement pour que nous mettions au point une riposte. Il ne sera là que le 21 mars : horaire d’avion, réunion, toutes les excuses sont bonnes. Le 21, cela leur laisse le loisir de tester la junte qui a pris le pouvoir à Phnom Penh. Les Vietnamiens ne partagent pas notre analyse de la situation. Ils pensent pouvoir négocier avec Lon Nol.
– Avec Lon Nol ? Mais c’est un fasciste ! a protesté Pol Pot tandis que sa femme a marmonné qu’elle n’en était pas étonnée.
– Ils s’en moquent. Ils constatent seulement que le coup d’État a fragilisé la position de Phnom Penh. C’était une énorme bourde, un non-sens historique. Les Américains n’ont qu’un souhait, se sortir du guêpier vietnamien, ils ne veulent pas s’enliser dans un nouveau conflit. Sihanouk bénéficiait d’une aura exceptionnelle auprès des nations, sa destitution met les putschistes un peu au ban des sociétés et il n’est pas certain que le rejet ne soit pas plus important à l’intérieur du pays. Bref, leur situation est catastrophique. Hanoï va leur proposer de continuer à héberger ses troupes et à les fournir en armes, en médicament et en nourriture. En échange, la Chine offrirait l’asile politique à Sihanouk et il n’y aura pas de conflit. Ils garderont le pouvoir et nos amis vietnamiens leurs bases arrière.
Quelques Cambodgiens ont eu un hoquet de dégoût.
– Pham Van Dong leur a-t-il aussi promis de nous livrer pieds et poings liés ?
– Ne l’a-t-il jamais fait ? sourit Zhou Enlai.
La réponse de Khieu Ponnary a fusé.
– Sans arme en tout cas. Oui, il nous a envoyés sans arme contre les troupes de Sihanouk.
Le ministre gardait son air amusé et tentait d’apaiser les Khmers.
– Allons, calmez-vous. La Chine a donné son accord pour ces discussions, mais je ne crois pas en leur succès. J’ai déjà rencontré Lon Nol, j’ai négocié avec lui le transport du matériel via le port de Sihanoukville. C’est un homme borné, profondément anticommuniste, certain d’avoir un destin. Il se vante partout d’avoir vaincu le Viêt Minh au moment de la conférence de Genève et il est persuadé de pouvoir en faire autant aujourd’hui.
Zhou Enlai s’est levé.
– Il faut laisser le temps à nos amis vietnamiens de découvrir le monde réel. Ils se battent depuis tant d’années qu’ils ont acquis le droit de rêver un peu à une victoire facile !