Sihanouk contemplait la vue depuis la clinique du Dr Pathé. Son état d’épuisement en janvier avait pour nom diabète, cholestérol, acide urique, foie malade. Avoir identifié des causes physiques à son affaiblissement l’avait convaincu qu’il était encore et toujours maître de son destin, maître du Cambodge. Le médecin s’était spécialisé dans la diététique, le bâtiment n’avait rien d’un hôpital et ressemblait plus à un hôtel quatre étoiles dominant Grasse. Le service était parfait, les repas insuffisants, mais après tout, c’était l’objet de cet établissement. De toute façon, le patient n’était pas obligé de s’y tenir toute la journée et les longues pérégrinations dans la ville et ses environs permettaient de petites entorses à son régime, entorses largement compensées par les efforts demandés, la commune étant connue par ses ruelles étroites très en pente, ses escaliers et ses parfums. Les têtes couronnées ont toujours été très appréciées en France, la simplicité, la modestie et la gentillesse du Prince ont fait le reste, il était accueilli avec beaucoup de sympathie partout où il allait. Tandis qu’il remontait vers la clinique, il fit la réflexion à Monique que, jamais, il n’avait été aussi heureux. Les derniers mois avaient été rudes pour lui, mais son voyage, qui s’approchait de la fin, lui avait redonné du tonus, l’air frais, clair, sec y était pour beaucoup.
Il avait commencé à revenir à la politique et sa rencontre avec le président Pompidou l’avait profondément déçu. Celui-ci n’était pas à la hauteur du Général. La France avait changé, s’était embourgeoisée, ne rêvait plus, elle avait abandonné la voie si originale qui était la sienne sous de Gaulle, entre l’Est et l’Ouest. On croit les peuples porteurs de projets, en réalité, que meurt celui qui l’incarne et meurt l’idée. En arrivant à l’hôtel, il apprit la mise à sac des ambassades qui signifiait la rupture définitive avec un camp. Lon Nol l’avait trahi ! Il a donné une interview à la télévision française. Il comprenait le souhait des Khmers de rester neutres, de ne pas tolérer les incursions de forces étrangères, la colère des manifestants était justifiée, mais…
– Je suis néanmoins surpris. Ce que nous avons observé, ce n’est pas le peuple cambodgien. Nous sommes une nation pacifique, digne. Je ne crois pas mes concitoyens responsables de ce que nous avons vu. Cependant, il y a dans le pays une droite conservatrice, avide de dollars, il y a un complot pour nous jeter dans les bras d’une puissance impérialiste capitaliste.
Sihanouk a pris le journaliste à témoin.
– Avec quelques militaires bien disséminés dans la foule, vous pouvez agresser les diplomates, piller l’ambassade et briser les liens d’amitiés entre nos peuples. Les manifestants voulaient la rupture des relations avec le Nord-Vietnam et le GRP[11] !
– Il y a donc un complot de la droite actuellement ?
Sihanouk a approuvé.
– Un complot de la droite dont je connaissais les prémices, n’est-ce pas ? par la libéralisation de l’économie, des secteurs bancaires, du commerce extérieur, etc. Mais je vais rentrer et je ferais appel à la nation et à l’armée. Je leur demanderai de choisir entre moi et les personnalités à l’origine de ces troubles !
– Vous comptez sur la vox populi d’une part, l’armée de l’autre pour vous aider dans votre politique de neutralisation, pardon de neutralisme ?
– Parfaitement. Les responsables de ce gâchis peuvent commencer à trembler, nous ne nous laisserons pas manipuler.
Mais les responsables ne tremblèrent pas.