Lon Nol a mis à profit ce laps de temps pour agir. Son plan, comme tous les plans géniaux, était très simple. L’année précédente, sur une récolte de trois cent mille tonnes, un bon tiers avait été vendu directement au Viêt Cong provoquant une énorme perte pour le Trésor, mais surtout une pénurie importante. En réprimant ce trafic, on gagnait sur tous les tableaux : on évitait une disette potentielle, on renflouait les caisses de l’État et on mettait en difficulté le FNL qui aurait du mal à se ravitailler. Il avait du mal à supporter leur présence qui se transformait petit à petit en invasion. On avait promis de leur livrer du matériel, pas de les nourrir !
Le gouvernement a donc décidé que l’armée, prenant prétexte de la pénurie de l’an passé, viendrait soutenir les agriculteurs en les aidant à repiquer le riz, à le moissonner et à l’acheminer vers les villes. Les soldats se sont déployés dans la province de Battambang. Personne n’avait imaginé une réaction violente de la part des paysans. Elle était pourtant prévisible, le Viêt Cong offrait deux fois le prix officiel et il n’y avait pas de taxe à payer puisque rien n’était déclaré. Du jour au lendemain, ils ont vu leurs revenus divisés par trois ou quatre. Très vite, des tracts ont circulé suivis de révoltes spontanées. On a augmenté sensiblement les effectifs de l’armée pour contrôler la situation. À Phnom Penh, Khieu Samphân a organisé une forte manifestation relayant le mécontentement, demandant la démission de Lon Nol, soulignant que la présence militaire était perçue comme une occupation.
L’explosion a eu lieu, le 2 avril, dans un petit village perdu, à Samlaut. Deux soldats qui confisquaient la récolte ont été assassinés dans la grande tradition des jacqueries. Les armes avaient disparu. L’après-midi, les paysans ont attaqué une coopérative gouvernementale non loin de là, à Kranhoung. Ils y ont mis le feu. À la nuit tombée, c’était le tour de postes militaires isolés. Pendant quatre jours, il y a eu des agressions, des meurtres de fonctionnaires, des destructions. Finalement, Sihanouk, reprenant la main en tant que chef des armées, a envoyé les parachutistes mater la révolte, puis, en homme d’État averti, il a amnistié tout le monde. Il tenait sa revanche, le Congrès se réunissait et le gouvernement Lon Nol qui avait montré son incompétence allait passer un mauvais quart d’heure !
Hélas, l’insurrection continuait, virulente, attisée maintenant par les communistes.
Durant le congrès, tandis que les délégués débattaient et montaient, un à un, à la tribune pour condamner la violence, tout en justifiant la colère à l’origine de ces heurts et en critiquant vertement les initiatives du Premier ministre, il les écoutait à peine. Il était furieux : les attaques contre son armée se poursuivaient, ses soldats répliquaient, les victimes innocentes se multipliaient, la haine s’amplifiait. Sihanouk avait oublié ou plutôt sous-estimé le pouvoir de nuisance des rouges. La manifestation organisée par Khieu Samphân avait été impressionnante et avait renforcé le climat insurrectionnel.
Mais ce qui l’inquiétait le plus, c’était l’immixtion des vietcongs. Le gouvernement avait manœuvré parce que, le riz ne faisant pas partie de l’accord Pékin-Phnom Penh-Hanoï, pensant qu’ils ne pourraient qu’encaisser le coup. Or, ils avaient appelé les paysans à la révolte et ceux-ci leur avaient obéi. On pouvait mesurer par là le niveau de leur implantation dans certaines provinces du Cambodge. À Ratanakiri, dans certains villages, on affirmait que des portraits d’Hô Chi Minh trônaient dans les salles de séjour et que l’on disait aux montagnards que celui-ci était leur père.
Lon Nol avait raison. Il fallait mettre fin à la présence vietcong !