Quelques rebelles issaraks semèrent des troubles plus graves en lançant, ici ou là, des grenades dans des cinémas, des cabarets, quelques militaires français furent assassinés. Bien sûr, ni l’État, ni sa police, ni l’armée n’intervenaient. Après tout, la protection des étrangers n’était pas de leur ressort, puisqu’ils échappaient à la justice cambodgienne, ne relevant que de celle de l’Indochine.
Le général Langlade ne riait plus, il voyait le moment où Sihanouk passerait à l’étape suivante, où les FARK quitteraient leurs casernes pour rejoindre la guérilla, où les troupes de pacotilles seraient équipées, il lui faudrait alors ramener de Saïgon des renforts, au moins quinze divisions pour tenter de rétablir l’ordre.
« Nous devons nous plier aux exigences de Sihanouk […] Le souverain s’est trop engagé pour revenir en arrière : il ira jusqu’au bout […] »
La situation au Viêt Nam se dégradait. En mai, Salan fut remplacé par le général Navarre dont le premier exploit fut le retrait sans dégât des soldats bloqués à Na San, le camp inutile et coûteux perdu dans les hauts plateaux du Tonkin.
On accepta de négocier. La conférence débuta en août et se termina en octobre par le transfert des compétences en matière militaire, policière et judiciaire, seule la solution du problème monétaire était renvoyée à une date ultérieure, étant plus délicate. Sihanouk avait gagné.
La France avait été battue par une armée de 200 000 volontaires dont des vieux, des femmes, des enfants, des ronds-de-cuir, des commerçants, des paysans… bardés de fusils en bois.
Le lundi 9 novembre 1953 fut déclaré jour de l’Indépendance. Phnom Penh pavoisait, le peuple se massa dans les rues. Les troupes françaises défilèrent pour la dernière fois à Phnom Penh, les soldats cambodgiens pour la première fois. Dans la tribune royale, Sihanouk sanglé dans son uniforme blanc de commandant en chef des FARK rayonnait. Il avait, à ses côtés, Monique, jeune et triomphante, son fils Sihamoni, couché dans son berceau qui ne pouvait qu’être présent en ce moment historique même s’il n’avait que six mois.
Ses troupes ayant défilé, le général Langlade vint saluer le monarque et prendre congé. C’était un géant, tout de blanc vêtu, couvert de médailles, avec une grosse moustache gauloise. Il serra la main du petit roi. Le responsable français, sérieux, imperturbable, mais un peu triste, Sihanouk tout sourire, les yeux pétillants de malice, illustraient bien, ce jour-là, ce qu’était la France, ce qu’était le Cambodge, un père disant au revoir à son enfant, l’un inquiet, l’autre inconscient, heureux de ne plus supporter de tutelle.
– Votre Majesté, permettez-moi, à titre personnel, de vous féliciter pour cette brillante manœuvre diplomatique.
Le roi rétorqua :
– Mais tout le mérite vous en revient ! Savez-vous que j’ai été à Saumur que vous dirigiez alors, je n’ai fait que suivre les excellentes leçons de tactiques que vous m’avez enseignées. Pour cela, je devrais vous donner une médaille !
– Une décoration pour m’être vaincu moi-même ! Vous êtes vraiment fou.
Il se reprit.
– Pardonnez-moi, Votre Majesté, mais c’est ce que dit mon entourage en parlant de vous et je leur rétorque « Il est peut-être fou, mais c’est un fou génial ! ».
Ils se sourirent, la poignée de main devint plus cordiale. Le général s’en alla. Le vent s’était levé, le ciel menaçait, mais, ne se préoccupant de rien, le peuple savourait son bonheur.
Ce fut un énorme vacarme qui accompagna l’arrivée des FARK avec ses véhicules blindés qui n’avaient pas servi. Le souverain, lui-même, suivi immédiatement de tous ses intimes, se redressa et applaudit à tout rompre les soldats. Mais voilà déjà que se présentait le MFVC, le Mouvement de Forces Vives du Cambodge, cette foule qui mit en fuite l’armée française. Un défilé sans fin qui commença par les fonctionnaires, pantalon jaune, chemise blanche et cravates sombres, chaussures noires. Puis vinrent les « chivapols », les jeunes garçons. Les « neary klâhan », les filles en jupe bleue, blouse immaculée et foulards rouges autour du cou, terminèrent la marche.
Ces troupes avaient convergé sur Phnom Penh depuis les différentes régions du pays. En y ajoutant les collégiens et les lycéens, on avait disposé d’une véritable armée pour accueillir la veille Sihanouk et lui faire oublier le retour quelques années auparavant de Son Ngoc Thanh. Le service d’ordre avait reçu des directives très précises pour se laisser déborder à tel ou tel endroit. On sélectionna soigneusement les personnes qui auraient ainsi l’occasion d’approcher, voire de toucher le roi. Mais les gestes d’amour, de dévotion, les crises d’hystérie furent de leur propre fait. Ce fut également cette foule qui résolut toute seule de l’appeler Papa, car il était le père de l’Indépendance, Sa Majesté Papa qui deviendra plus tard, dans les années soixante, Son Excellence Papa (Samdech Euv).