« Mon cher Hou Yuon, chers camarades,
avant de vous parler de mes contacts avec les maquis, je souhaiterais dire deux mots sur la situation ici. On ne peut pas dire que le pays soit en guerre, mais il n’est certainement pas en paix. S’il n’y a pas comme au Viêt Nam d’affrontement entre deux armées régulières, les bandes de Son Ngoc Thanh et de Son Ngoc Minh frappent puis disparaissent. L’économie est mise à mal à cause de la nécessité d’assurer un minimum de sécurité.
Sur place, le rêve d’un mouvement uni de libération semble impossible tant les deux maquis sont irréconciliables. Son Ngoc Thanh est financé par les États-Unis et est viscéralement anticommuniste. Son Ngoc Minh, lui, ne cache pas le soutien des Chinois et des pays de l’Est et est furieusement antiaméricain.
Je n’ai pas eu de mal à entrer en contact avec les forces de Son Ngoc Thanh, le responsable dans ma région, entre Kompong Thom et Kompong Cham, étant mon propre frère Chhay. Il a bien entendu plaidé pour sa cause. Il m’a fait valoir qu’outre les territoires qu’ils contrôlent, ils ont un réseau d’espions très au point, au cœur même de l’armée et de la police, ce qui les rend insaisissables. Sans compter le soutien des villes, en particulier des enseignants et des lycéens.
J’ai eu l’occasion de rejoindre leurs maquis et de constater de visu leurs actions. La réalité est bien plus triste : les combattants khmers sereis ne font rien, ils dominent une région de montagne dans les Dangrêk, vivent de pillages. Ils ne se battent plus pour libérer le pays !
Je vais essayer de rallier les hommes de Son Ngoc Minh. Bien que je n’aie pas encore eu la possibilité de lutter à leur côté, je pense que c’est le groupe de résistance le plus efficace. Ils sont aidés par le Viêt Minh et jouissent d’un soutien international. En fait pour les Français, ce sont les seuls adversaires qu’ils reconnaissent et ils laissent le roi s’amuser avec les Khmers sereis.
Mon choix peut vous paraître choquant, car on doit toujours se méfier des Yuons[1], mais c’est une des réalités du terrain. Là où la théorie parle d’alliance avec la bourgeoisie pour chasser féodaux et colons, la pratique dit alliance des peuples indochinois ! Il faudra simplement savoir garder notre identité. »
Saloth Sâr envoya sa lettre à ses amis. Il espérait avoir réussi à les convaincre avec des arguments raisonnables. Il n’avait pas mentionné les autres, les jugeant indignes d’un communiste, mais qui pesaient lourdement sur son choix. Plusieurs groupes issaraks avaient rejoint Son Ngoc Thanh, des années de luttes avaient transformé ces premiers combattants pour l’indépendance en de féroces brigands, d’impitoyables assassins. Cela faisait longtemps qu’ils n’avaient pas tué de Français, s’ils l’avaient fait un jour, mais ils exécutaient tous les jours des Cambodgiens. Cela ne s’arrêtait pas là. Beaucoup avaient basculé dans la superstition et l’horreur.
Un moyen de se protéger des balles ennemies était de porter sur soi un kun krak, un « enfant-fumée », un fœtus momifié. Pour l’obtenir, il suffisait de trouver une femme enceinte…
Manger le foie de son adversaire permettait d’absorber sa force…
Dans les coins les plus sombres de la forêt, on se couvrait les cheveux de terre avant de répandre sur le sol à grands flots du sang humain pour se concilier les esprits sylvestres…
Toutes ces pratiques d’un autre âge étaient redevenues usuelles et conféraient aux rebelles un aspect démoniaque qui terrorisait la population. Son Ngoc Thanh ne faisait rien, ne disait rien pour empêcher ces monstruosités.
Saloth Sâr pouvait comprendre que l’on tortura quelqu’un pour obtenir des aveux, des renseignements, les Japonais, les Français, les troupes du roi, les Vietminhs, tous agissaient ou avaient agi de la sorte dans cette Indochine malade de la guerre, mais ces meurtres rituels, gratuits, sadiques, étaient inadmissibles et politiquement une faute. Ainsi avait-il choisi Son Ngoc Minh, car il espérait que la discipline si vantée du Viêt Minh avait déteint sur ses hommes et empêcherait ce type de crime.