C’est dans cet état d’esprit que Saloth Sâr accosta à Saïgon. Le pays était en guerre, les militaires omniprésents. Pour aller à Phnom Penh, cela se faisait désormais par convoi, une fois par jour, protégé par l’armée. Il choisit de faire le trajet à côté d’un soldat cambodgien qui avait passé sa permission dans la capitale de la Cochinchine, c’était un lieutenant, assez sympathique, plutôt disert. En s’y prenant bien il lui donnerait des nouvelles des maquis.
– Je m’appelle Oum Savath et toi ?
– Pol Pot.
C’était venu naturellement. Saloth Sâr, par instinct, avait compris qu’il devrait désormais vivre caché, plus exactement avoir une double vie. Il avait longtemps réfléchi à son nom de guerre. Pol signifiait, en khmer, esclave, plus précisément esclave du roi. Enfin, il se prononçait, en français, Paul, un apôtre, fondateur de la chrétienté, et un prénom courant.
Pour mettre en confiance son interlocuteur, Saloth Sâr raconta, sans évoquer bien entendu son engagement politique, sa découverte de Paris et multiplia les anecdotes, puis il l’interrogea sur la situation du pays.
– Le monde change vite. Je suis né dans un petit village des Cardamomes, j’ai été soldat au service de la France, désormais me voilà lieutenant dans notre armée, les FARK. Je vivais dans une hutte sur pilotis, je suis citadin, habitant une grosse maison en pierre à Chrui Changvar. Je me suis marié à une femme de la ville que je n’aurais jamais rencontrée dans une autre vie. Enfant, j’ignorais l’existence d’Angkor, je viens de descendre à Saïgon à la recherche des traces des premiers Khmers. Le pays tout entier est à mon image. La guerre a réveillé le Cambodge, les hameaux les plus isolés ne peuvent plus le rester, ils se doivent de se tenir au courant du monde sinon celui-ci risque de pénétrer un jour chez eux sous la forme d’une razzia rebelle.
– Les rebelles ? Sont-ils dangereux ? Quand je suis parti, la région était en paix, contrairement au Viêt Nam.
– Ils ne sont pas bien méchants, mais on n’arrive pas à s’en débarrasser. Quand on connaît le terrain au nord et à l’est, cela n’a rien d’étonnant. Sans parler du soutien logistique des Vietnamiens et des Siamois.
– On dit que ce ne sont pas des Khmers. Au nord, il s’agit de Siamois, à l’est et au sud de Vietnamiens.
– Ce n’est pas vrai, même s’ils reçoivent une aide matérielle de ces pays. Chez les Khmers sereis, il n’y a que des Cambodgiens, mais ils sont indisciplinés et mal équipés, chez les Khmers vietminhs, ce sont des troupes mixtes, les Viets sont bien armés, les Khmers non. Ce sont en général les Français qui les combattent vu la répartition de nos responsabilités respectives.
Ils se séparèrent à Phnom Penh après avoir partagé le verre de l’amitié sur la place des cars. Il y avait là encore beaucoup de soldats, mais l’atmosphère était moins tendue qu’à Saïgon. Saloth Sâr prit la route vers son village natal Prek Sbauv. Au terminus, il héla un cyclo-pousse pour le conduire chez lui, mais à sa grande surprise, l’homme descendit de sa selle et se jeta dans ses bras.
– Sâr, quelle joie de te revoir ! Ce sont tes parents qui vont être contents. Tu les avais mis au courant de ton retour ? Monte, je vais te ramener chez toi.
L’ex-parisien reconnut alors un de ses oncles. Quand il était parti, ce dernier possédait des terres, des buffles, il était riche.
– La guerre, le coût de l’armée, l’insécurité, les Chinois qui nous prêtent et se remboursent sur nos biens quand les cultures ne rapportent pas le minimum nécessaire. Tu sais, je ne suis pas le seul. Il y a beaucoup de paysans qui ont été ruinés. Ton père lui-même a beaucoup perdu et n’a pas pu nous aider.
Tandis qu’il roulait, Saloth Sâr pouvait admirer le paysage qui s’offrait à lui. Celui-ci n’avait pas changé, rizières, palmiers à sucre, buffles étaient toujours là, l’air était aussi pur et vivace qu’avant, mais le sort des hommes s’était dégradé. Arrivé chez lui, il descendit et remercia son oncle d’un sampeah très déférent. Cela faisait un siècle qu’il n’avait pas salué ainsi et ce respect de l’autre soudain retrouvé lui fit du bien. Puis il monta les quelques marches de sa maison sur pilotis et fut accueilli par des cris de joie et des reproches de n’avoir prévenu personne.