Le Conseil du trône, ce jour-là, était particulièrement houleux. Monireth en voulait à Sihanouk de ne pas lui faire confiance et de ne pas lui avoir donné le commandement de l’armée, il lui avait préféré Lon Nol qui confirmait, fiasco après fiasco, son incompétence.
– Le Viêt Minh a changé ses plans, il concentre ses forces à Diên Biên Phu et ce n’est qu’à une manœuvre de diversion que nous devons faire face, un millier d’hommes tout au plus, au lieu des dix milles attendus.
Une diversion ? Vœunsai, chef-lieu d’arrondissement, était occupé, Siem Pang et Bokéo encerclés et menacés ! L’oncle du roi continua son réquisitoire contre le chef des armées, Lon Nol, qui n’était pas présent, étant sur le terrain :
– Partout, nos troupes sont en fuite ! Le pire s’est produit à Battambang. Pourtant le secteur avait été nettoyé au mois de décembre, les bandes de Son Ngoc Minh ont pu s’y réinstaller dès janvier sans qu’on tente de s’y opposer. Le 12 avril, ils ont posé des mines sur la voie ferrée Phnom Penh-Battambang. À l’arrivée des rames, tout a sauté, le convoi a déraillé, une partie des wagons se sont renversés. Les vietminhs ont surgi des bois, bardés de mitraillettes, de fusils, de coupe-coupe. Ils se sont rués sur les voyageurs. Un vrai massacre ! Plus d’une centaine de morts, dont une trentaine de moines. Une boucherie contre des victimes sans défense. Sans défense ? C’est justement là le problème ! Quarante-cinq hommes étaient affectés à la protection du train, mais ils étaient allés boire aux voitures-restaurants et ils avaient posé leurs armes. Parmi les voyageurs, il y avait cinquante soldats qui allaient rejoindre leur bataillon, parfaitement équipés. Au lieu de se battre, ils ont fui, en abandonnant tout. C’est une très grave crise morale que traversent nos forces. Lon Nol doit démissionner.
Beaucoup étaient d’accord avec Monireth, nombreux pensaient même qu’il était le seul à pouvoir ranimer la flamme des FARK, car les troupes connaissaient son attachement à leur sort et ses compétences en tant qu’officier. Mais Sihanouk était contre. Du coup, la situation était sans issue. Le roi trancha en allant lui-même épauler Lon Nol, établissant son quartier général à Kratié.
Le 7 mai, Diên Biên Phu tomba ; le 8, la conférence de Genève débutait. La guerre de Corée qui s’était terminée par un partage du pays en deux ébauchait la solution au conflit en Indochine. Pour Sihanouk, la division du Cambodge était inadmissible. Les troupes de Giap tentaient d’occuper le maximum de territoires, leurs forces progressaient au Laos, vers l’Annam et une partie menaçait le Cambodge.
L’armée ne pouvait plus rester passive, il fallait reprendre le terrain perdu sous peine de voir ces conquêtes validées à Genève. Sihanouk prit conseil d’un militaire français, le commandant Joube, qui supervisa la manœuvre des parachutistes cambodgiens pour bloquer le déplacement du Viêt Minh. Ce fut ainsi qu’Oum Savath et Soeun Kimsy s’étaient retrouvés à Srè Chis, toujours dans la province de Kratié, dans la région des hauts plateaux. Mais cette fois, en face d’eux, il y avait des troupes qui venaient de vaincre le corps expéditionnaire et l’aviation française était muette depuis Diên Biên Phu.
Quelques dizaines de mètres les séparaient de leurs adversaires et chacun attendait l’erreur de leurs vis-à-vis, le moment où voulant arracher la victoire, ils apparaîtraient dans les viseurs des armes de combat. Ici, dans cette colline de la province de Kratié, on se battait, à visage découvert, sans l’excuse d’une lutte anticolonialiste, d’un côté des Khmers qui défendaient leur sol, de l’autre des Vietnamiens qui tentaient d’envahir leurs voisins. Oum Savath songea à sa femme et à ses trois enfants, en particulier au dernier qu’il n’avait pas encore vu. Il était né après l’indépendance, dans un Cambodge enfin souverain, mais déjà en guerre, et son père était soldat. Soeun Kimsy souriait, il devinait le drame de son ami et se sentait fort de ne pas avoir d’attache. Il n’avait pas peur de mourir et plaidait pour qu’ils prennent l’initiative, mais laissa à son aîné le soin de décider. Celui-ci, pour la première fois, ne savait que faire.
– Dans le doute, il faut agir, sinon c’est l’ennemi qui le fera ! susurra Soeun Kimsy.
L’argument était spécieux, mais Oum Savath ne trouvait rien à répondre. L’arrivée d’un minuscule coucou sur les lieux lui donna quelques secondes supplémentaires de réflexion… et la solution. L’appareil volait très bas.
– C’est le roi ! Kimsy, c’est le roi ! Il est devenu fou ! Il faut intervenir vite et empêcher les autres de tirer et de l’abattre.
Sihanouk n’avait pas hésité pas à parcourir le champ de bataille à faible altitude pour que sa présence, bien reconnaissable, exalte ses soldats. En réalité, c’était surtout une cible pour le Viêt Minh qui disposait d’une artillerie antiaérienne. Ce fut cette éventualité qui mit en déroute… les forces vietnamiennes ! La hardiesse du roi posa un problème majeur aux responsables de l’offensive contre le Cambodge. Il leur était impossible de maîtriser suffisamment leurs troupes sur le terrain lors d’un combat pour empêcher une unité de détruire l’avion, de tuer le monarque, ce qui entraînerait la suspension de la conférence de Genève. Or Mendès France avait été élu en promettant de terminer la guerre d’Indochine en trente jours ou de démissionner, l’échéance tombait le 20 juillet. Passée cette date, c’était l’aventure. La France était profondément divisée entre pacifistes et bellicistes, Diên Biên Phu avait fait pencher la balance en faveur des premiers, mais pour combien de temps ?
L’ordre de se replier arriva. Ne pas tirer, mais se retirer ! Ce fut la panique. Les Vietnamiens, rompant le front, abandonnèrent sur place tout leur matériel et Soeun Kimsy s’empara de leur drapeau, un magnifique drap rouge avec une étoile d’or en son cœur qu’il offrit à son roi en reconnaissance de sa bravoure.