La sirène retentit longuement, lugubre. Étendu sur un transat installé sur le pont supérieur, Georges Féray regardait l’agitation sur l’embarcadère de Saïgon, ce fourmillement si typique de l’Asie et qu’il ne reverrait plus jamais. Personne ne reconnaîtrait dans le vieux monsieur paresseusement couché, épuisé, la personne énergique qu’avait reçue le roi quelques mois plus tôt. Il n’avait pas 50 ans et il allait mourir. Des larmes humectaient ses yeux et il serrait, dans ses mains tremblantes, une médaille.
Sa vie défilait, superposant des images de Pondichéry au tumulte du port. Il revit son enfance, l’orphelinat, son service militaire au Maroc. Il avait fait partie de l’armée française qui avait vaincu Abd el Krim, lors de la guerre du rif en 1925 ; il se souvenait surtout de la farouche détermination des rebelles après leur défaite quand ils s’attaquaient aux garnisons isolées, aux soldats égarés dans le désert. Il avait découvert cette année-là que, mêmes vaincus, les peuples continuaient la lutte. Réprimer un mouvement de libération, c’était comme enfouir dans la terre un rêve d’indépendance. L’arbre qui en sortirait des années plus tard serait plus fort. Rien ne pouvait l’empêcher d’être. Puis il avait passé quelques années à Saïgon, le temps de rencontrer Pauline, avant de s’établir à Phnom Penh. Un jour, on pose sa valise en un pays, une région, une ville et on sait que ce lieu est le nôtre. Ainsi en était-il pour lui de Phnom Penh, la jolie ville-jardin aux quatre bras[6]. Tandis que la plupart des Français méprisaient les Cambodgiens et leur préféraient de loin les Annamites, lui les trouvait plus attachants, plus sincères, plus vrais. Ils étaient, disait-on, moins intelligents, moins travailleurs, moins éduqués que leurs homologues vietnamiens, mais à qui la faute ? Pendant des siècles, leurs rois les avaient négligés, les Français, ensuite, les avaient dédaignés, investissant en priorité au Viêt Nam. Il avait vu le réveil de ce peuple dans les années trente, sa soif d’apprendre, les écoles qui naissaient un peu partout, sa découverte de la démocratie, sa passion pour la politique et le débat. La croisade pour l’indépendance ne datait pas de l’année précédente.
Georges regarda sa médaille obtenue pour service rendu à la nation khmère. Il en était fier, elle représentait pour lui sa participation à ce grand mouvement de décolonisation qui était une conséquence des efforts demandés aux populations lors de la Seconde Guerre mondiale. Il l’avait payée très cher. Les mois précédents avaient été si pénibles, son rôle de propagande lui ayant valu l’hostilité des responsables français en Indochine, ainsi qu’une multiplication des tracasseries administratives. Heureusement, la campagne avait été très courte et le journal n’avait pas été fermé ni lui expulsé. Quand en novembre, il avait cru la fin de son calvaire arrivée, les cymbales de la guerre avaient résonné, plus puissantes que jamais. La tension avait été telle qu’il avait fait un malaise et s’était retrouvé à l’hôpital Calmette, les résultats des analyses ne lui laissaient aucun espoir. Ce n’était pas qu’une simple fatigue. Il buvait trop, il mangeait trop, il fumait trop, il stressait trop, il vivait trop. On ne pouvait pas le soigner au Cambodge, mais, avait ajouté le médecin, en rentrant en France, il pouvait survivre quelques mois de plus, un an ou deux ans.
Rentrer en France ! Le mot « rentrer » prononcé par le docteur lui parut bizarre. Il n’avait jamais mis les pieds là-bas, ni lui, ni son père, ni son grand-père, ni le père de son grand-père… On pouvait ainsi remonter très loin, il faisait partie de la première génération depuis 400 ans à quitter l’Inde, plus précisément le tout petit territoire de cet immense pays, situé entre Kiékal et Pondichéry. Tous les comptoirs français avaient été rendus à leurs habitants, il en serait bientôt de même de l’Indochine puis ce serait le tour du continent africain. Par milliers, les colons « rentreraient » ou choisiraient, si on leur en offrait la possibilité, de devenir citoyens de la nation naissante. La vie ne lui avait pas permis d’opter pour l’Inde et il ne se sentait nullement Cambodgien, il ne lui restait que la France et « il rentrait donc chez lui ».
Le bateau était sorti du port, Pauline l’avait rejoint avec ses enfants sur le pont supérieur. Elle portait, contre elle, leur dernier-né. Sans dire un mot, sans se lever, il tendit ses bras et sa femme y glissa leur nourrisson. Pauvre bébé, si petit, si fragile, si faible. Quand ils s’aperçurent qu’elle était enceinte à quarante ans, ce fut une surprise et beaucoup d’angoisse. Avec les ans, les accouchements deviennent plus difficiles, plus dangereux. Un moment d’égarement dû à l’enthousiasme ressenti en apprenant que le général Langlade appuyait la demande de négociations pour rendre sa souveraineté au Cambodge et vous voilà avec une lourde responsabilité à porter, trois kilos pour être précis. Puis l’appréhension se transforma en attente, l’étonnement en joie. L’euphorie du mois de novembre accentua le bonheur familial, l’amplifia comme un écho. Mais la situation restait tendue au Viêt Nam et l’optimisme retomba. Quand il découvrit le résultat des analyses, Georges regarda le ventre de sa compagne avec désespoir, l’enfant n’aurait pas de père et serait pour la mère un fardeau.
Pauline était arrivée aux urgences de l’hôpital Calmette tôt le matin. Qu’avait-elle avalé pour provoquer de si terribles douleurs à l’abdomen ? Le petit être était minuscule à la naissance, c’était un prématuré. Il fallut s’occuper de la femme et du bébé simultanément, tous deux étaient mal en point, elle subissait le martyre, son garçon, brûlant de fièvre, respirait avec beaucoup de difficultés. On calma les souffrances de l’adulte avec des analgésiques, mais pas les angoisses de la mère dont l’enfant était en feu. Le médecin, ne sachant que faire, tenta un geste de dernier recours et plongea le nouveau-né dans une bassine remplie d’eau et de glace. La température chuta instantanément. Il vivrait ! Le désespoir des parents, en provoquant le rejet du fœtus, avait failli tuer leur fils.
Sur le pont du vaisseau, protégé par les bras paternels, chaudement emmitouflé, le bébé ouvrit les paupières et fixa son père avec ses grands yeux inquisiteurs, noir corbeau. Son examen dut être satisfaisant, car, rassuré, il se rendormit. Ce n’était pas le cas de Georges, il craignait pour la vie de son enfant. De son accouchement difficile, le petit être ne s’était pas vraiment remis et les médecins n’avaient autorisé son départ que parce que la situation en Indochine était désespérée. Il serra contre lui son bébé si chétif, dont l’avenir était si incertain, et aurait voulu protéger de ses bras également ce pays qu’il aimait tant et dont la naissance se faisait aussi dans de terribles convulsions. Il pria. Il avait accepté de mourir, mais il ne souhaitait pas que tout s’efface après lui, il désirait que ceux-là survivent. Il se souvint soudain qu’il était athée et il pleura.
Georges n’avait jamais pensé à la France, ce qui posa un problème majeur à son retour forcé. Il vendit la plantation et transféra le montant de la transaction en achetant les francs au prix fort, car il n’avait pas le temps de marchander. Il trouva un Vietnamien qui, moyennant une rente, reprendrait son journal, cela allait lui garantir ou plutôt garantir à sa femme un revenu régulier. Elle pourrait en vivre. Il fallait partir. La conférence de Genève, le 8 mai, annonçait le début du processus de paix, mais surtout les derniers soubresauts de la guerre. Tandis que le bateau s’éloignait de l’Indochine, Giap, tel un rat devant le fromage d’un piège, oubliant toute prudence, venait de lancer l’assaut contre la base de Diên Biên Phu.
Nous étions le 13 mars 1954.