Saloth Sâr avait progressé de façon spectaculaire dans l’organigramme du mouvement. Il avait fini par se faire remarquer en apprenant le vietnamien qu’il parlait désormais couramment. La plupart des autres militants khmers étant des paysans sans instruction, les bilingues étaient très recherchés. Il rejoignit ainsi le groupe des rares Cambodgiens reconnus qui avaient droit à des égards et pouvaient espérer occuper dans la hiérarchie du maquis des postes élevés. Il devint l’assistant de Keo Meas, un ancien élève de l’École normale de Phnom Penh, un beau jeune homme, un marxiste convaincu, à la diction claire. Tous deux faisaient vivre une radio, la « Voix du Cambodge libre ». Keo Meas était fier d’être un intellectuel, revendiquait sa place et se rêvait comme le futur leader du parti communiste khmer quand celui-ci verrait le jour, Saloth Sâr avait appris l’humilité et, désormais, évitait de mettre en avant son rôle d’émissaire des étudiants de l’AEK. Ils habitaient avec Tou Samouth, le responsable cambodgien de la zone. Grand, fin, affable, le front haut, c’était un ancien professeur de pâli et un prédicateur. Il avait été choqué par l’arrestation de l’achar Hem Chieu, il avait participé ainsi que des milliers d’autres à la révolte des ombrelles, mais ce qui le détermina, ce fut le bombardement d’une pagode par les Américains lors de la guerre du Pacifique, bombardement qui avait fait des dizaines de morts. C’était un homme sincère et assez discret qui tranchait avec Keo Meas qu’il supportait mal. Il apprécia a contrario le caractère affable de Saloth Sâr, sa gentillesse, son flegme et sa force de persuasion. Il lui demanda de l’aider à organiser ses séminaires de formation idéologique et petit à petit fit de lui son second.
Ainsi, pas à pas, Saloth Sâr s’était hissé dans la hiérarchie des Khmers vietminhs.
Sihanouk était en train de gagner son pari. C’était la parabole de l’ouvrier de la onzième heure, celui qui s’était engagé le dernier en faveur de l’indépendance raflait la mise. Le roi avait retiré tout le profit de dix ans de lutte.
Son Ngoc Thanh avait été balayé, Son Ngoc Minh ne valait guère mieux. La paix était proche et il fallait pouvoir revendiquer le maximum de territoire.
– Il ne faut pas désespérer, expliqua Tou Samouth, le responsable cambodgien de la zone, à Saloth Sâr, son adjoint, il faut gagner du temps, maintenir notre présence, multiplier les sabotages, les attentats, les enlèvements. Vo Nguyen Giap forme trois bataillons soit une force de plus de onze mille soldats qui va déferler via le Laos sur le Cambodge. Les FARK ne résisteront pas. Pour l’instant, la base française de Diên Biên Phu fait obstacle, mais il ne doit pas être bien difficile de la contourner.
Tandis que Tou Samouth dévoilait ce plan, les Français en faisaient de même avec Sihanouk. Celui-ci laissa ses troupes entre les mains de Lon Nol et rentra à Phnom Penh pour réunir son cabinet et trouver une solution à cette terrible menace.
– La situation est tragiquement simple. Nos hommes ne sont pas en mesure de s’opposer à dix mille soldats vietminhs bien entraînés, mais si nous appelons les Français au secours, le remède risque d’être pire que le mal. Il montrera aux yeux du monde que notre nation n’est pas digne d’être souveraine puisqu’elle ne sait pas se défendre elle-même. Pire, on nous pointera du doigt en disant « L’indépendance est une farce, en réalité, le Protectorat français n’a jamais cessé ! » et ce sera convaincant. Nous risquons de donner à Son Ngoc Thanh un souffle nouveau et de voir fleurir les désertions.
Le prince Monireth, néanmoins, plaida en faveur d’une demande d’aide militaire à la France. Sans eux, on était vaincu ; avec eux, au moins, on survivait et tout restait possible.
– Mais j’aurais perdu la face, protesta Sihanouk, contentons-nous du soutien de leur aviation basée à Saïgon.
– Cela ne suffira malheureusement pas, insista Monireth, notre armée est trop hétérogène, elle ne tiendra pas face au Viêt Minh !
– Et si c’était une intox, un énorme bobard de la France pour nous obliger à l’appeler à l’aide, une manœuvre du général Langlade ? s’interrogea Monipong.
L’objection fut retenue. Non que quelqu’un la crut possible, mais cela permettait de ne rien faire. Heureusement pour le Cambodge, Vo Nguyen Giap changea ses plans et fit de Diên Biên Phu la bataille décisive en y consacrant le maximum de moyens et aux 10 000 soldats, 28 canons et 67 avions Dakota de la forteresse, il opposa 100 000 hommes, 24 pièces d’artillerie et une forte batterie antiaérienne.