Dissimulé au milieu des bananiers, Richard épiait le moindre son. Il essayait de deviner où étaient ses poursuivants, il ne doutait pas qu’eux aussi étaient à l’écoute du plus léger frémissement des hautes herbes. Il entendait son cœur battre violemment contre sa poitrine, il avait couru pour se cacher le plus loin possible et, maintenant, il respirait lentement pour se calmer, mais le souffle qui sortait de lui semblait si bruyant. Il en avait plus qu’assez de ces vacances ! Vacances entre guillemets, car sa mère les faisait travailler tous les jours sauf le dimanche. Il n’avait pas six ans et savait déjà déchiffrer les livres. Pas lire, seulement déchiffrer. Depuis février, il n’avait pas revu les copains et était entre les mains des trois filles. « La plantation est dangereuse », avait rappelé Pauline, « vous ne devez pas quitter votre frère des yeux ». Elles obéissaient, ravies de ne laisser aucune chance à leur souffre-douleur.
La mère observait les enfants qui jouaient dans la propriété, plutôt elle examinait la bananeraie où ils s’amusaient, car à son grand désespoir, elle ne les apercevait pas.
– Allez, viens avec nous, c’est très important et il faut que chacun dise ce qu’il pense !
Elle rejoignit les trois adultes qui profitaient de l’absence des petits pour se parler franchement. Elle s’assit à côté de Georges, en face de leurs amis, mal à l’aise. Elle n’aimait pas discuter de ces choses-là comme si, en ne prononçant pas certains mots, on pouvait éviter leur réalisation. Ce fut Jeanne qui attaqua la première.
– Ce qui se passe est épouvantable ! Ces Japonais ne sont pas humains ! On vit ce qu’ont connu les Coréens, les Chinois, les Philippins, les Birmans, les Américains, les Anglais… tous ceux qu’ils soumettent. On parle de Français décapités devant une foule d’autochtones pour l’exemple, de viols, de cellules où l’on est si entassé qu’il est impossible de se coucher…
– Ce qui choque surtout, c’est que l’on pensait que l’honneur était essentiel à leur mode de vie. À cause de cela, j’ai toujours cru qu’il y avait quelque part une exagération dans les récits de leurs exactions. En réalité, pour leur soldat, la gloire consiste à vaincre, c’est tout. Et cela peut s’obtenir en faisant défaut au code de l’honneur. Ils ont posé un ultimatum à Decoux pour 21 h, mais ils sont passés à l’offensive dès 20 h, c’était déjà le cas lors de l’attaque de Pearl Harbor. Et de quelle manière ! Ils n’ont reculé devant aucun des plus vils subterfuges. Ils ont invité les principaux chefs militaires et civils partout en Indochine et les ont emprisonnés à la fin du repas. On leur a demandé ensuite de signer un ordre de capitulation sans condition pour leurs troupes. Chaque refus a été sanctionné par une exécution immédiate.
Pauline était pâle comme un fantôme, mais Hubert avait besoin de dire toute l’horreur qu’il ressentait, toute l’angoisse qui s’agitait en lui.
– À Dong Dang, une centaine de militaires avaient défendu leur position, il en restait à peine la moitié quand ils se rendirent, faute de munitions. L’officier japonais a félicité les survivants, dont beaucoup étaient blessés, pour leur courage et leur détermination… avant de les faire décapiter. Tous ! Et puis songez à ce qui était arrivé à Langson !