Il avait formé son cabinet. Ce n’était pas compliqué, tous les ministres français du précédent (on les appelait des directeurs) avaient un adjoint (ou un sous-directeur) cambodgien. Les ministres étant en prisons, les adjoints devinrent ministres. Sihanouk dirigea ce premier gouvernement dont Ung Hy était le président du Conseil, ainsi que le ministre des Finances. En réalité, ce fut son homme de confiance, un mandarin, Penn Nouth, qui géra les comptes du Cambodge indépendant et, en ces temps de disettes, il se débrouilla plutôt bien.
Après une heure où ils firent le tour des problèmes, le roi était très content. Administrer un pays n’était pas si difficile. On ne lui présentait pas un document tout fait avec une marque pour indiquer où signer, mais, très révérencieusement, les ministres lui expliquaient le pourquoi du comment avant de solliciter son accord. S’il y avait quelque chose qui clochait, un autre le signalait, une discussion s’en suivait et c’était à lui, au vu des arguments et de l’intonation des voix, de trancher. Au pire, il se rangeait à l’avis du président du Conseil, Ung Hy.
C’est alors que ce dernier, ramassant ses dossiers et les rangeant bien empilés sur sa droite, annonça qu’il était temps d’élaborer le discours du roi pour le surlendemain et tous se tournèrent vers Sihanouk pour qu’il précise schématiquement ce qu’il comptait dire.
Il comprit que son destin se jouait à cet instant et qu’il fallait qu’il soit à la hauteur de son rôle. Ne sachant que dire sinon qu’il proclamerait l’indépendance, il évoqua la situation : le cadeau empoisonné, le Japon qui perdait la guerre, la France qui reviendrait et ne leur pardonnerait pas, etc. Paroles pour ne rien dire, puisqu’ils étaient tous bien conscients des problèmes. Il avait l’impression de se crasher, d’être minable.
La réaction de son cabinet ne valait guère mieux. On reprit ses propos sous d’autres formes, avec d’autres phrases. Il découvrit ainsi que, pas plus que lui, ses ministres n’arrivaient à concevoir un destin pour le pays. C’était avant tout des technocrates, ils avaient jusqu’à présent travaillé sous les ordres d’un Européen. Il regretta l’absence de son oncle Monireth ou de sa mère Kossamak.
Enfin, quelqu’un glissa que les Français pourraient ne pas revenir. Certes, la France était dans le camp des vainqueurs en Europe, mais elle n’avait jamais combattu dans le Pacifique, pire l’Indochine de Decoux avait toujours été un satellite des Japonais, les Américains avaient montré à plusieurs reprises leur mécontentement.
La situation qui avait nécessité le protectorat avait, de son côté, évolué. La Thaïlande, alliée de Tokyo, sortirait très affaiblie du conflit ; au Viêt Nam, la guérilla communiste avait pris de l’ampleur et déstabilisé Bao Daï, son empereur, le pays serait déchiré, fragilisé. Le Cambodge pouvait ainsi espérer survivre en tant que nation indépendante à condition de ne pas trop s’afficher aux côtés des Japonais.
Dès lors, l’allocution s’écrivit toute seule et Sihanouk put faire valoir ses qualités littéraires.
En attendant la fin de la guerre, il suffisait de suivre la doctrine Decoux, laisser les Japonais libres de leurs mouvements, leur permettre de continuer leur combat, leur faire risette, coopérer le moins possible.