Le vendredi 9 mars 1945, partout en Indochine, les troupes japonaises passèrent à l’action. Le plus souvent, la surprise fut totale. L’amiral Decoux fut arrêté à sa résidence à Saïgon, le général Mordant capturé aux voisinages de la citadelle de Hanoï, là où un millier d’hommes combattirent toute la nuit. Les Nippons s’installèrent à tous les points stratégiques, n’hésitant pas à tirer sur tous ceux qui n’obéissaient pas aux sommations.
À Phnom Penh, le coup de force fut facilité par une disposition prise lors du bombardement de février. À 20 heures, la sirène d’alarme avait retenti, les fonctionnaires d’autorité, les militaires étaient tenus de regagner leur poste. Les Japonais n’eurent plus qu’à les cueillir. Ils passèrent la nuit sur place, couchés à même le sol. Le lendemain, ils furent réveillés brutalement et poussés sous la menace des baïonnettes vers des camions. Direction : la caserne Beylié, à proximité du tribunal, sur un îlot proche du Tonlé Sap. Ce fut ensuite une longue attente, ponctuée régulièrement par les appels. Il fallait se tenir bien droits, bien alignés dans la cour. « Toute tentative d’évasion serait sanctionnée par une exécution immédiate » hurlaient les gardes, mais personne n’y songeait. On ne comprenait pas, on ne savait rien. Périodiquement, des prisonniers étaient extraits et livrés à la Kampétaï, pour parler des réseaux de partisans. Quelques-uns ne revenaient pas, les autres portaient des marques de torture.
Ce 9 mars, Sihanouk avait, lui aussi, entendu la sirène, il avait aussitôt filé vers la propriété du résident supérieur, ainsi que le feraient la plupart de ses parents et des dirigeants cambodgiens. Arrivé à proximité, il perçut un tir nourri d’armes automatiques et changea ses plans.
– Conduisez-moi plutôt à la pagode Wat Botum Vathey ! Le vénérable Keo Ouch nous cachera.
Quelques minutes plus tard, ils pénétrèrent dans la cour du monastère. Le chef des bonzes accueillit le roi et l’invita à venir prier avec lui. La peur mise à part, ils purent le faire en toute sérénité, le silence était de nouveau total, les Japonais tenaient paisiblement la ville. Sihanouk était inquiet pour les siens, le palais ayant été investi. Le peuple n’avait rien à attendre de ce changement de protecteur. Le licou était-il plus tolérable si le maître était asiatique, s’il avait la face jaune ? Les pires rumeurs circulaient sur le bagne de Poulo Condor, mais les Japonais avait réduit en esclavage les Coréens, commis des exactions en Chine depuis les années trente et on découvrait, en libérant les Philippines et la Birmanie, des charniers. Seuls quelques illuminés comme Son Ngoc Thanh, l’ancien nationaliste qui désormais était un officier nippon, pouvaient croire que, de la puissance de l’Empereur Hirohito, résulterait un bien pour les peuples d’Asie. La façon dont ils avaient procédé, les dizaines de morts entre-aperçues dans les rues ne laissaient rien présager de bon. C’était des assassins ! Le roi se fit la promesse, s’il devait survivre, de devenir bonze. Cela serait facile tant le monde lui paraissait détestable.
Cette nuit, 334 bombardiers B-29 décollèrent des îles Mariannes, ils avaient un rayon d’action de 1 500 miles, de quoi atteindre largement Tokyo. Les destructions stratégiques américaines avaient glissé des cibles militaires aux industrielles, pour finir par celles purement civiles, notamment le quartier Shitamachi dans le centre-ville où les Tokyoïtes vivaient dans des maisons traditionnelles en bois. La défense antiaérienne japonaise n’ayant plus les moyens de riposter, les superforteresses s’étaient allégées de leur blindage et de leur armement pour transporter plus de bombes. Le major général Curtis LeMay commandant du XXIe Bomber Command dans le Pacifique avait fait le choix du napalm[3], plutôt que le phosphore utilisé à Dresde et Hambourg. À 0 h 15, les deux premiers avions arrivèrent sur leur cible. Il y avait un vent de 45 km/h, de quoi attiser les flammes. Les sirènes hurlèrent. On commença par frapper le centre de la zone à détruire, puis la seconde vague délimita le périmètre pour empêcher la population de fuir, enfin ce fut l’arrosage à volonté. Le quartier visé était en grande partie bâti en bois, les maisons très proches les unes des autres.
Au bout d’une rue, il y avait un temple, les gens s’y agglutinèrent, implorant la pitié de la déesse. Les charpentes s’embrasèrent, puis s’écroulèrent, écrasant les fidèles. En prévision des raids aériens, le gouvernement avait distribué des manteaux à capuche réglementaire qui devaient protéger les oreilles du bruit des avions, ils n’étaient pas ignifugés, ils prenaient feu et les humains le répandaient autour d’eux avant de s’effondrer. Ceux qui se réfugièrent dans les quelques abris périrent asphyxiés, entourés de flammes, bloqués. Certains en tentant de fuir, plongèrent dans des réservoirs d’eau, d’autres dans le fleuve Sumida-gawa. Ils furent bouillis. Tout là-haut, les B-29, rouges du reflet de l’embrasement, faisaient une ronde infernale. Les avions déversèrent 1 700 tonnes de bombes. Dans le ciel maintenant désert, un dernier appareil faisait un ultime tour. C’était le général Curtis LeMay qui survolait, émerveillé, les brasiers en prenant des photos pour faire le point sur les dégâts infligés. Cela dépassait largement ses plus folles espérances[4].
C’était désormais une tempête de feu se propageant toute seule, qu’on ne pouvait plus éteindre. L’Empereur Hirohito regardait sa cité se consumer, les larmes aux yeux. 40 kilomètres carrés (un quart de la ville) avaient été réduits en cendre, 267 000 immeubles et bâtiments détruits, plus de 100 000 morts et autant de brûlés graves. Les Américains perdirent 14 bombardiers, abattus par la D.C.A. ou victimes d’accident mécanique.