Les Mettier gagnèrent le quartier réservé aux Français, où les attendait un logement. La maison, sise boulevard Miche, était simple et spacieuse avec un jardin très agréable, bien ombragé. Ils y vivraient désormais à trente, les portes devaient rester ouvertes de jour comme de nuit, y compris à l’intérieur pour que la Kampétaï puisse intervenir à tout moment pour une arrestation ou un contrôle (il y avait des perquisitions en pleine nuit). Elle agissait toujours avec une extrême violence. On prenait soin de ne jamais se trouver en faute. La promiscuité était difficilement supportable et les enfants des autres odieux. Surtout, ils étaient inconscients et dangereux. Certains s’amusaient à narguer l’autorité japonaise ! S’ils se faisaient prendre, tous les membres de la villa risquaient d’en pâtir, il fallait sans arrêt les tenir à l’œil.
La vie s’organisait, on se répartissait les rôles, les corvées, on dépliait des nattes pour la nuit puis le salon était réinvesti par la collectivité le jour. Il y avait chaque matin des distributions de nourriture par habitation. On ne pouvait quitter le quartier pour compléter son ravitaillement, mais des femmes, des Annamites le plus souvent, bravant toute interdiction, venaient vendre leurs marchandises chez eux. Souvent, les soldats les bousculaient, renversaient leur panier, piétinaient les étals, mais rien n’y faisait. Il y avait tant à gagner ! Pendant quelques jours, Huber, avec son laissez-passer pour travailler au journal, faisait figure de privilégié. Même si ses possibilités de circulation étaient réduites, il pouvait rapporter quelques provisions pour les siens. Cela dura une semaine, puis il disparut.
Georges avait eu l’occasion, à plusieurs reprises, de discuter avec lui des conditions de vie boulevard Miche et, quand il ne le vit plus, il pensa aussitôt qu’il avait fini par fuir. L’avait-il fait en emmenant sa femme et sa fille ? C’était terriblement dangereux. Il ne fallait pas espérer gagner la Thaïlande. Restait deux options : rejoindre la côte et tenter par la mer d’aller en Malaisie ou alors se réfugier dans les montagnes et vivre au milieu des paysans khmers, on les disait accueillants. Il décida d’attendre trois jours avant d’alerter les autorités de l’absence de son journaliste. Quand il fit la démarche, on lui répondit que M. Mettier était retenu à la Kampétaï sans plus d’explications, explications que, par ailleurs, il n’osa pas demander.