Langson. Au nom de la ville, Georges avait blêmi, il en voulait à son ami de l’avoir évoqué devant les femmes. On taisait les détails, mais ceux-ci circulaient, horribles. On pouvait contrôler les journaux, la radio, mais pas radio-bambou[6]. Entre les Français traumatisés par ce qu’avaient vécu leurs compatriotes, les Indochinois avides de précisions morbides et… les Japonais qui se délectaient de terroriser tout le monde, on ne savait plus ce qui s’était réellement passé. Tout ne pouvait pas être vrai !
Avant le 9 mars, Langson avait vu affluer des troupes japonaises venant de Chine. Pour les Français, le cauchemar recommençait. La citadelle, un carré de 400 mètres de côté, sans fossé, entouré de murs qui n’avaient pas plus de trois mètres de haut, environné de collines d’où l’on pouvait la bombarder, était indéfendable puisque l’ennemi était en ville. Le général Lemonnier disposait d’un peu plus de mille deux cents hommes et désormais il y avait entre huit à dix mille soldats nippons qui circulaient librement et se positionnaient là où ils le souhaitaient. Quand les Japonais convièrent à dîner les autorités civiles et militaires ce vendredi 9 mars, fallait-il y voir une volonté de leur part d’apaiser les tensions ou bien un piège ? Mais comment décliner l’invitation ? C’était, jusqu’au déclenchement du débarquement, nos alliés. On partagea la poire en deux, le général Lemonnier resterait, tous les autres iraient, dont le colonel Robert, commandant la garnison de la citadelle, et le résident, M. Auphelle.
À 20 heures, tous les convives furent capturés, puis, devant leur refus d’appeler à la reddition, assassinés. L’assaut fut ensuite donné, le fort résista vingt heures. Les vainqueurs passèrent trois jours à exécuter systématiquement tous leurs prisonniers.
Les soldats, pris les armes à la main, furent décapités, la plupart de ceux qui se rendirent sans se battre furent tués à coup de pelles et de pioches, d’autres, emmenés au bord de la rivière Hung Vuong où la population avait été rassemblée, furent fusillés à la mitrailleuse, les derniers servirent de mannequins pour les entraînements à la baïonnette.
Les civils ne furent pas non plus ménagés. On les conduisit, hommes, femmes et enfants, en prison. Il n’y avait pas assez de place, on les enferma par groupes de dix dans des cellules prévues pour une personne, occupées en grande partie par un bat-flanc, une étroite ouverture laissait passer un filet de lumière et d’air. Ils allaient rester ainsi cinq jours, nourris d’un peu de riz et d’eau contenue dans des bidons d’essence. L’oxygène manquait, l’odeur était insupportable, les enfants criaient et pleuraient, les adultes ne se comportaient guère plus honorablement. Dix jours plus tard, les survivants purent gagner les quartiers-prisons réservés aux Européens.
Non, tout ne pouvait pas être vrai, mais il n’y avait pas de fumée sans feu. La seule bonne nouvelle était que les massacres avaient lieu surtout au Viêt Nam. Les deux autres pays étant les parents pauvres de l’Indochine l’étaient aussi dans l’horreur, offrant moins d’enjeux en cas de débarquement américain. Le Cambodge était devenu indépendant et le gouvernement avait tenu à maintenir des journaux français, La Vérité notamment. Sans doute sa ligne éditoriale lors de la révolte des ombrelles en février 1942[7] n’y était-elle pas pour rien. Georges et Hubert, en tant que journalistes, avaient obtenu sans trop de difficultés un laissez-passer. Les autorités nipponnes ne les avaient pas obligés à revenir sur Phnom Penh. Finalement, ils s’en tiraient plutôt bien, même si la peur tenaillait leurs entrailles.
Jusqu’à cette réunion.