Noël 1944. C’est terrible Noël, quand on est seul !
Il s’était fait à la solitude, mais pas à celle de la nuit de la Nativité. Il leva son verre de champagne tiède – ils avaient l’habitude de partager ce verre avant d’aller se coucher, après la messe – et souhaita « Joyeux Noël » au monde entier.
Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté !
Suzanne était morte en janvier. Morte, en quelque sorte, au service de la France. L’empereur du Viêt Nam Bao Daï s’était disputé avec sa femme Nam Phuong, à cause d’une de ses nombreuses maîtresses. Elle était à Dalat où le couple possédait un palais d’été, une très belle villa aux tons ocre, et refusait de rentrer à Saïgon. Suzanne par sa simplicité et sa gentillesse, avait séduit les têtes couronnées de l’Indochine, ainsi que leurs conjointes. Jean, qui devait faire une visite d’inspection au Cambodge de deux jours, lui avait demandé de profiter de ce temps pour aller consoler l’impératrice et la convaincre de revenir auprès de son mari. Dalat est une station climatique à plus de 300 kilomètres au nord-est de Saïgon, riche en lacs, située à 1 500 mètres d’altitude dans un cirque de collines, au milieu des sapins. Malgré la distance et le mauvais état du réseau routier dû à la guerre, elle n’avait pas hésité. Le chemin montait en lacets étroits vers la ville. Juste avant d’arriver, au détour d’un virage, un camion venant en sens inverse…
Elle avait, cependant, accompli sa mission : à son enterrement, les époux impériaux étaient présents, écrasés de chagrin et de culpabilité, se tenant ostensiblement par la main.
Le blocus ne permettant pas le rapatriement du corps en France, Suzanne fut inhumée à Dalat, au pied de l’abside de la chapelle des Sœurs de Saint Vincent de Paul. Ironie du destin, elle avait assisté début octobre à la bénédiction de ce sanctuaire nouvellement achevé, couronnant une éminence d’où l’on a une vue magnifique sur la région. Lorsqu’ils avaient parlé du projet d’aller à Dalat, Jean avait, pris de doutes, insisté sur le danger des routes mal entretenues et Suzanne lui avait répondu que, si elle n’était venue le rejoindre en Indochine que pour un séjour de trois mois, mais avait dû y rester toutes ces années, contrainte par la guerre, elle ne regrettait rien.
– Tu te souviens, lui avait-elle dit en souriant, je voulais à tout prix rentrer chez nous. C’était en mai 1940, la France avait besoin de ses enfants, j’étais follement inquiète. Ma Lorraine, de nouveau, souffrait et l’Asie me faisait peur. Depuis, je pleure toujours mon pays, mais les gens, ici, sont merveilleux. Une culture si différente, entre Cambodgiens, Laotiens, Tonkinois, Annamites, Cochinchinois, tant de paysages divers, tant de richesses archéologiques et historiques ! Ce sont des civilisations si anciennes ! Si je devais mourir loin des miens, alors fasse le ciel que ce soit en Indochine.
L’évêque avait évoqué cette conversation lors de son sermon. Les paroles de Suzanne prononcées peu de temps avant son accident entraînèrent une immense vague de sympathie, d’émotion fraternelle, d’affection profonde. Chaque jour, des centaines de témoignages parvenaient au Gouvernement général. Un journaliste écrivit ces lignes[1] :
« Tous ceux qui l’ont approchée, Français ou Cambodgiens, Indochinois ou étrangers, garderont d’elle l’image d’une grande dame, naturellement digne du haut rang où le destin l’avait portée.
La voir, l’entendre, c’était immédiatement percevoir les rares qualités qui en faisaient l’ambassadrice des femmes de France en Indochine. Il ne venait d’elle un geste ou une parole qui n’étaient nuancés de cette indéfinissable distinction où se reconnaissaient la perfection de l’éducation et l’aristocratie des manières.
[…] Connaissant ce qu’elle devait au pays, elle a donné sans réserve, avec cette dignité dans le dévouement qui n’appartient qu’aux natures d’élite. »
L’amiral Decoux reçut cette vague de plein fouet comme parfois une déferlante balaie un navire. Il se jura deux choses. La première était que la tombe à Dalat serait bien la dernière demeure de Suzanne, elle faisait désormais partie de ce monde asiatique qui l’avait, morte, adoptée, la deuxième était de mener à bon port le bateau de l’Indochine en hommage à sa femme, par amitié pour tous ceux qui l’avaient aimée.
Cette promesse s’annonçait bien difficile à tenir. La chute prévisible de Pétain menaçait de briser le fragile équilibre que l’amiral avait créé. Quand cela se produirait, soit l’Indochine resterait aux côtés de la métropole, basculerait dans le camp des Alliés et subirait les foudres japonaises, soit elle entrerait en dissidence, continuerait de soutenir Tokyo et éprouverait, une fois la guerre finie, le courroux des Américains dont la victoire était certaine. Il fallait choisir entre Charybde et Scylla. Pour échapper à ce dilemme, il fit pression sur Vichy pour, en cas de rupture des communications, disposer de pouvoirs exceptionnels et que ses prérogatives cesseraient dès que les liens avec la France seraient rétablis. Bref, on n’obéissait plus à la métropole, on pouvait collaborer avec les Japonais, mais ce n’était que pour des raisons techniques, on était toujours loyal à la France et on était du côté des Américains.
Le 20 août 1944, le maréchal Pétain quittait la France et l’amiral Decoux notifiait à tous qu’il s’octroyait les pleins pouvoirs et maintenait sa politique en attendant une reprise de contact concrète avec le pays. Les Japonais comprirent le message : la Fédération serait leur alliée, mais retournerait ses armes contre eux dès que les troupes américaines approcheraient. Pour l’instant, la plate-forme indochinoise était à eux à peu de frais, ils acceptèrent le deal. Les Américains, moins subtils, ne saisirent pas la finesse de la position et les bombardements commencèrent.
Ses appels à épargner l’Indochine n’étaient pas entendus. Que pouvait-il y faire ? Chaque jour, il consultait, sur une carte murale du Pacifique, l’évolution de la situation militaire. Tokyo avait définitivement perdu la bataille des porte-avions. Désormais, le ciel et la mer étaient américains. La grande majorité des convois de marchandises étaient détruits, les bombardiers à la bannière étoilée écrasaient villes et entreprises sans être inquiétés. Seules les troupes au sol continuaient à se battre farouchement, faisant payer très cher aux marines chaque mètre carré conquis.