Lon Nol devait, lui aussi, faire face à ce problème. Après Prasaut, d’autres tueries avaient fait l’actualité : du côté de Takeo, des familles vietnamiennes étaient retenues dans une école et le soir on leur tirait dessus ; dans un camp de prisonniers, des disparitions avaient précédé la découverte de cadavres flottant sur le Mékong par centaines. L’Occident ne voulait pas comprendre la colère des Cambodgiens, ce vaste sentiment d’abandon. Ils avaient réussi à bloquer l’avancée des vietcongs grâce à l’intervention de Son Ngoc Thanh et de quelques milliers de ses partisans, équipés et entraînés. On avait pu créer une ligne de défense et reformer les troupes éparses qui refluaient des frontières, l’arrivée continuelle de nouvelles recrues permettait de tenir. Combien de temps ? Le Cambodge voulait l’aide des Américains, mais pour cela, il fallait donner des explications sur les massacres, regretter.
Les journalistes, désormais, venaient du monde entier à Phnom Penh, Saïgon était délaissée. Tous les regards se tournaient vers ce petit pays qui avait, de façon absurde, basculé dans la guerre au moment où celle-ci était perdue. Elsa Louaeg, grâce à ses reportages du temps de Sihanouk, était devenue une vétérante, celle que de vieux briscards de l’information courtisaient avant de se faire leur propre opinion. Ils étaient à la recherche du scoop : mettre Lon Nol au pied du mur, l’obliger à reconnaître les tueries, le soutien américain et sud-vietnamien, montrer la présence massive de vietminhs parmi les partisans de Sihanouk. Elsa riait devant tant de naïveté. Elle leur disait d’attendre l’intervention de Lon Nol, ils comprendraient alors.
Voici donc l’homme fort de Phnom Penh, dans son costume de général, un sourire aux lèvres, les cheveux en brosse, noirs avec quelques reflets blancs. En chemise, une cigarette à la bouche.
– La situation du Cambodge est, à mon avis, très bonne (pause, encore son air narquois : il n’est pas mécontent de son effet). En effet, nous avons été régulièrement élus et il n’y a aucun khmer qui le conteste, qui se batte contre nous.
Ayant justifié que, sur le plan international, la position du gouvernement était assise, il aborde les exactions commises sur les Vietnamiens. Pas d’excuses, mais des plaisanteries, celles qui feront des reporters ses complices :
– Je veux bien croire que parmi tous ces Vietnamiens, il y ait des innocents (pause), mais dites-vous bien que c’est difficile de distinguer ceux-là des autres (large sourire).
Lon Nol était incapable de voir l’effet dévastateur de son attitude tant il était persuadé que chacun, au fond de lui, l’approuvait, que tous estimaient que les Vietnamiens, étant communistes, avaient perdu toute qualité pour se réclamer des droits de l’homme. Les massacres de Vietnamiens, ce n’était pas des actes racistes, c’était le Monde libre qui se défendait.
Le général lance, alors, un appel à une intervention extérieure.
– Je crois qu’avant de penser à tout cela, n’est-ce pas, il serait préférable de penser d’abord à l’agression vietnamienne sur le Cambodge. C’est un problème plus précis… Nous demandons donc à toutes les nations de nous venir en aide dans la mesure de leur moyen.
Peu après, avec son frère Lon Non, il s’autofélicitait de son interview, tandis que sur les téléviseurs de toute la planète, le visage souriant d’un militaire justifiait des exactions commises sur des civils.
– Au début, ils étaient agressifs, mais quand je leur ai expliqué que la victime, c’était le Cambodge, ils ont relayé mon appel pour un soutien matériel.
– De toute façon, les négociations avec les Américains progressent, ils ne vont pas tarder à intervenir, ils n’ont pas le choix. Si Phnom Penh tombe, si le Cambodge bascule dans le clan communiste, le Viêt Nam suivra. Il nous faut tenir face à l’avancée vietminh assez longtemps pour permettre aux Américains de les prendre à revers. Ce sera un massacre !
– Encore un ! a ricané Lon Nol. La presse internationale ne va pas être contente.