Au Cambodge, la torpeur des premiers jours avait fait place à une effervescence explosive. L’idée de République avait enflammé les citadins, tandis que l’appel de Sihanouk avait réveillé ses partisans.
Le 26 mars, à Kompong Cham, quelques individus se sont dirigés vers le centre-ville. Phnom Penh venait de nommer In Tam gouverneur de la province éponyme, l’ancien responsable étant jugé trop sihanoukiste. Celui-ci avait réagi en préparant un petit rassemblement pour protester contre son éviction. Quand l’hélicoptère a été perçu dans le ciel, il y a eu les premiers cris de colère. Des banderoles sont apparues. Quelques-unes réclamaient bien le maintien du dirigeant précédent, mais la plupart demandaient le retour de Sihanouk. L’armée et la police regardaient, médusées, la manifestation changer de caractère. In Tam entamait sa descente.
Le nombre de contestataires s’est envolé. C’était maintenant des milliers de personnes qui scandaient le nom de Sihanouk, les forces de l’ordre ont reculé lentement. Un officier a eu la présence d’esprit de rejoindre l’hélicoptère et de crier, au milieu du bruit des rotors, au nouveau gouverneur de partir immédiatement sinon il ne pourrait répondre de sa vie. Au grand désespoir des manifestants, l’oiseau de fer a pris son envol. La foule a rugi, telle une tigresse voyant s’échapper sa proie. Les soldats se sont retirés et se sont enfermés dans leur caserne, abandonnant la cité au pillage. À l’hôtel de ville, les émeutiers ont reconnu Kim Phon et Sos Saoun, deux députés qui avaient voté la destitution du roi et qui étaient là pour accueillir In Tam. On n’a jamais retrouvé leur corps. Un des frères de Lon Nol, Lon Nil, était venu pour prendre la tête de la garnison et mater la révolte. Malheureusement, il a été intercepté à Tonle Bet et a été mis en pièces.
Les manifestants, découvrant leur force, ont décidé d’envahir la capitale. Ils ont détourné des bus, par dizaines, et formé un convoi qui s’est dirigé vers Phnom Penh. Ils n’ont jamais atteint la cité, l’armée veillait. Une bataille, blindés contre autocars, soldats contre paysans, fusils-mitrailleurs contre faux ! Il y a eu plusieurs centaines de morts parmi les émeutiers, tandis qu’In Tam, promu entre-temps colonel, pénétrait avec ses troupes dans la ville, devenant enfin gouverneur de la région. Le lendemain, il a ordonné la réouverture des lycées, universités et commerces.
Quand Oum Heng, un des deux jumeaux du général Oum Savath, a fait entrer sa classe, les élèves d’ordinaire si joyeux étaient muets et mornes, épuisés par ces journées de manifestation. Il comprenait leur colère, leur désespoir, leur déception. Plus encore que la destitution de Sihanouk, cause de leur révolte, il y avait l’échec de leur mouvement pourtant si puissant. Il ânonnait son cours, indifférent, comme ses lycéens, à ce qu’il disait. Pouvait-on réellement s’intéresser au sort de certains triangles alors que tant d’amis, de connaissances gisaient sur la route de Phnom Penh ? Heng a déposé sa craie et a contemplé sa classe clairsemée. Il avait d’abord cru que certains bravaient le diktat d’In Tam et faisaient grève, il venait de comprendre que les absents étaient morts, blessés ou emprisonnés. Il est sorti et n’est plus revenu.
Le jour même du massacre, les troupes nord-vietnamiennes et vietcongs, cinquante mille maquisards attaquaient depuis leurs bases situées en territoire cambodgien les positions gouvernementales. C’étaient des vétérans, des soldats qui se battaient depuis vingt-cinq ans, bien équipés, des hommes bien plus coriaces que les malheureux émeutiers de Kompong Cham. L’effondrement des FARK a été spectaculaire et inattendu, car durant l’année précédente, ils avaient triomphé sans trop de difficultés dans des escarmouches avec les forces du FNL, en fait des auxiliaires khmers lœus. Ils avaient cru à leur propre propagande et se sentaient tout puissants. Très vite, l’état-major a compris qu’il fallait évacuer les garnisons des provinces frontalières. On a décidé d’exfiltrer les troupes par voies aériennes. Les Américains et les Sud-Vietnamiens ont accepté de prêter des avions, des hélicoptères. Des points de ramassage ont été établis. Rester à les atteindre ! Très peu y sont parvenus. La déroute était totale. On ne pouvait qu’avoir été trahi, il y a eu des condamnations à mort.
Le parallèle avec la Révolution française continuait. Kompong Cham faisait pendant à la Vendée, les vietcongs marchant sur la capitale rappelaient les troupes prussiennes de Brunswick et il y avait des défections de royalistes, au plus haut niveau de la hiérarchie militaire. Quelques gouttes de sang vietnamien (sa mère madame Pom) ont fait de Monique l’Autrichienne et, étant Marie-Antoinnette, on l’a accablée de tous les maux, de tous les vices. On la représentait en prévaricatrice, en personne dépravée ; des photos d’elle, nue, se livrant à des actes obscènes avec son mari ou avec d’autres ont circulé. C’était odieux, choquant, enfantin, c’était révolutionnaire !