Les deux frères ont ri de concert, ils méprisaient ces journalistes qui avaient visiblement choisi leur camp, celui du Petit Poucet vietnamien face à l’ogre américain. Ils avaient cependant une raison de croire que tout s’était bien passé, car le soir même, une quarantaine d’hélicoptères US attaquaient le village de Krek (province de Kompong Cham) pour une opération éclair. Des milliers de soldats américains franchissaient la frontière cambodgienne, avec aviation et artillerie lourde[8]. Une intervention militaire de grande ampleur. Toutefois, Nixon avait été obligé de faire deux promesses à son opinion publique : celle-ci se bornerait à la destruction des bases du Viêt Cong dans le « bec-de-canard » (interdiction de s’enfoncer de plus de trente kilomètres) et ne dépasserait pas deux mois. Ces deux limitations, dans le temps et dans l’espace, ne permettaient pas d’envisager la liquidation de l’ennemi. Elles ne concernaient cependant pas les troupes de Saïgon ni l’US Air Force dont les opérations Menu étaient secrètes. Depuis mars 1969, les B52 avaient effectué plus de trois mille six cents raids sur tout le pays.
Dès leur arrivée sur le sol khmer, les soldats du Sud-Vietnam se sont comportés comme une armée d’invasion, pillant, violant, mettant le feu aux maisons, leur aviation bombardait des usines, des plantations pour ne rien laisser aux mains des rouges.
À Phnom Penh, la colère était à son comble. On avait réussi à contenir l’avancée ennemie en attendant la venue de renforts. On craignait désormais les renforts. Il y a eu des affrontements sanglants entre des milices khmères et des militaires sud-vietnamiens. Finalement, on a dû recourir à une médiation de l’ambassade américaine pour d’empêcher les troupes de Saïgon de pénétrer dans la capitale.
Au mois d’août, le Viêt Cong occupait la moitié du territoire cambodgien, tenait des villes comme Kompong Thom, Kratié, Stung Treng et menaçait Svay Rieng, Kampot, Siem Réap, l’Amérique limitait ses opérations au Cambodge à des bombardements, bannissant toute intervention au sol, contraignant les autorités cambodgiennes à faire appel pour cela à la Thaïlande après le Viêt Nam, ses deux ennemis héréditaires.
Depuis Pékin, Sihanouk guettait la moindre nouvelle provenant du Cambodge. Les manifestations spontanées en sa faveur, l’offensive éclair, la mort du frère de Lon Nol montrait que la population le soutenait. Il n’était pas assez naïf pour croire que les vietcongs n’étaient pour rien dans les succès de la guérilla, il était, néanmoins, persuadé que la faible résistance des FANK[9] était due à la trahison d’officiers qui rejetaient la clique de Phnom Penh. Il développait cette thèse à loisir.
La présence de Vietnamiens dans ses troupes était avérée, certains avaient été capturés par les forces de Lon Nol. Sihanouk souriait aux journalistes.
– Jadis, notre armée a été formée par la France. Nous avions des coopérants qui venaient instruire nos soldats. Aujourd’hui, il s’agit pour nous d’un autre genre de guerre et dans ce type de conflit, la France a été battue par le Vietminh. Il est donc logique que je m’adresse aux meilleurs enseignants du monde !
Tout à coup, il s’est ravisé et a reconnu la présence massive de Vietnamiens.
– Ceux-là ont été recrutés par Lon Nol. Les massacres des premières semaines contre leur communauté ne leur ont laissé aucun choix. Ils étaient condamnés soit par la clique de Phnom Penh, soit après déportation au Viêt Nam par celle de Saïgon, car beaucoup ont une sympathie pour le Vietcong.
Il a ajouté que Lon Nol aussi avait des mercenaires vietnamiens, mais à la différence de ceux de la résistance, ces derniers se distinguaient, non par leur courage, mais par leur rapacité.
Les principaux responsables khmers rouges approuvaient la démarche du Prince. Ici, on se battait ; là-bas, à Pékin, il écrivait leur légende. Les troupes de Lon Nol s’effondraient. Dans chaque village libéré, on faisait des centaines de recrues, le nom de Sihanouk était un sésame extraordinaire. Après une formation politique, une dizaine devenaient communistes. Comme ils occupaient les deux tiers du pays, leurs effectifs avaient bondi. Mais il fallait surveiller le Prince, éviter tout dérapage de sa part, chacun le savait incontrôlable. On a demandé à Ieng Sary de partir à Pékin avec le titre de représentant spécial de l’Intérieur.
– Tu parleras à Sihanouk et à son entourage au nom des résistants. Tu seras notre Jean Moulin, tu seras la voix de ceux qui meurent sur place pour qu’eux puissent un jour revenir au Cambodge. Pour Sihanouk, qui se voit en De Gaulle, te voilà sacré. Tu en profiteras pour remettre un peu d’ordre dans cette communauté. Il faut qu’ils sachent que le cœur de notre mouvement est ici, dans la jungle, qu’ils ne sont qu’une vitrine, qu’ils ne sont que nos porte-parole !