Au Lycée Descartes, les Khmers avaient mis à la porte les Vietnamiens, puis ils étaient eux-mêmes partis. Il n’y avait plus que les Français qui s’ennuyaient dans des salles vides. Nguyen avait appris avec tristesse que son ancien camarade de classe, Oum Rithy, avait quitté l’école pour rejoindre les troupes de Lon Nol et risquait ainsi sa vie.
– Tu sais, nous avons toujours vécu à Chrui Changvar. C’est un quartier au nord de Phnom Penh, juste de l’autre côté du fleuve. Les Hollandais y ont construit une église, depuis, il y a une forte communauté vietnamienne et chrétienne. Chez nous, les terrains ne sont pas clôturés, les maisons en bois et en pilotis n’ont pas de serrure aux portes, et les enfants, toutes races mêlées, toutes religions confondues, jouaient au bord de la rivière, sous la surveillance conjointe de tous les aînés. Avec Rithy, nous avons grandi à quelques mètres l’un de l’autre, pataugeant dans la même boue au bord du Mékong. Il paraît que l’atavisme entre Cambodgiens et Vietnamien est congénital, il paraît que les Khmers sont profondément xénophobes, qu’ils regrettent, chaque jour, le temps où ils étaient une nation puissante, le temps d’Angkor, il paraît qu’ils regardent le Sud-Vietnam comme leur terre, il paraît que le Cambodgien est bête et dolent, il paraît que nous sommes intelligents et fourbes, il paraît que nous sommes deux races inconciliables, que nous venons de Chine, eux d’Inde et que rien n’est possible. Il paraît… mais il fallait nous entendre rire ensemble sous le règne de Sihanouk. Désormais, les « il paraît que » sont devenus des « il est vrai que » et Rithy a tenté de me tuer.
Nguyen s’est levé. Il est allé vers les volets à moitié baissés pour se cacher de l’extérieur, pour ne pas énerver la population. Lui-même ne pouvait découvrir de Phnom Penh, du Cambodge qu’un bout de rue, une ou deux échoppes. Désespéré par cette vue, il s’est retourné vers Moustic.
– Mon père a tout cédé pour une bouchée de pain. Il a tenté de négocier. À la fin, il disait que, vu le montant, il ferait mieux, la maison étant en bois, de la proposer au prix du stère. Puis il y a eu ce massacre dans une école du côté de Takeo et nous avons accepté ce qu’on nous offrait, nous n’avions plus assez de temps pour la vendre au poids. Depuis, mes parents se disputent pour savoir si nous sommes plus en sécurité au cœur de Phnom Penh qu’à Chrui Changvar.
Dans la même journée, Moustic rencontrait Oum Rithy dans la rue. Le Cambodgien était ravi de le revoir, il lui a présenté deux camardes en uniforme. Plus ou moins. Ils avaient des chemises réglementaires, mais leur pantalon était de couleur différente, l’un était chaussé de tongs, tandis que l’autre avait pu récupérer du fourrier une bonne paire de rangers. Pour compenser, le premier avait un AK47, un fusil semi-automatique, le second une simple pétoire. Ses deux amis avaient réussi à rejoindre l’armée, Rithy, trop jeune, avait été refoulé. C’était leur période de formation avant de partir. Ils étaient graves, fiers sans doute de ce qu’ils faisaient, mais il n’y avait aucune euphorie. L’un d’eux, Sopheap, avait eu de la chance. Il était chargé de la surveillance d’un camp de prisonniers. L’autre, partant sur le front, allait mourir, n’avait aucun espoir et essayait de ne pas s’en émouvoir.
– Vous avez capturé beaucoup de vietcongs ? On n’en parle pas à la radio, a demandé Rithy.
– Je n’en sais rien. Beaucoup de Vietnamiens, en tout cas. Ce sont des espions, a répondu Sopheap. Les Vietnamiens, ici, sont tous pro-Hanoï, vu la politique menée par Sihanouk. Donc tous suspects !
Rithy a approuvé ses deux amis, en riant, comme si la chose était entendue, Moustic a protesté. On ne pouvait condamner quelqu’un du seul fait d’être vietnamien, la plupart se contentaient de résider au Cambodge. Le plus âgé a tenté de lui expliquer.
– Ils ne vivent pas chez nous, ils nous exploitent. Ce sont des sangsues. Il y a un antagonisme ancestral entre nos deux nations, ils ont toujours voulu nous coloniser. Un de nos rois a eu le malheur d’accueillir quelques familles vietnamiennes dans le Kampuchéa krom, aujourd’hui, c’est leur Cochinchine. Nous ne les laisserons pas en faire autant avec nos provinces frontalières !
– Chaque jour, a repris l’autre grand, nous mourrons par centaines, car nos ennemis sont au courant de toutes nos stratégies. Il faut faire la chasse aux espions et nous n’avons pas le temps.
– On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, a rajouté Rithy.
– Est-ce que vous êtes prêt à massacrer tous les Vietnamiens ?
La question de Moustic a surpris les trois Cambodgiens qui se sont dévisagés. Ils n’y avaient jamais songé. Maintenant que c’était formulé, cela ne leur semblait plus impossible et cela leur faisait peur. On avait beau savoir que c’était tous des salauds, au mieux des partisans vietminhs, au pire des saboteurs, que de jeunes soldats khmers allaient mourir à cause d’eux, on ne pouvait vouloir cela. Ils se contentaient de regarder Moustic en souriant ou en ricanant. Seul le visage de Rithy était devenu sérieux et sombre. Il réalisait, lui, l’énormité de ce qu’avançait le Français.
– Je ne crois pas. Il y a un demi-million de Vietnamiens. (Puis plus hésitant) Le massacre de tous les Vietnamiens, ça n’existe pas ici…