Moustic regardait le meeting sur son poste de télévision. Petit à petit, il comprenait que l’incident vécu deux, trois jours plus tôt n’était pas un accident. Nguyen, un de ses meilleurs amis, avait été pris à partie par des Cambodgiens à la sortie de l’école. Il avait dû s’interposer avec d’autres Français pour éviter le pire. Les agresseurs, parmi lesquels se trouvait Rithy, un copain, s’étaient alors dispersés sans insister. Le Vietnamien avait cessé d’aller en cours et Moustic lui apportait du travail à faire à domicile. La haine était entrée dans son lycée, cette haine que les dirigeants exaltaient.
Sur le terrain, au milieu des troupes vietnamiennes, un petit bonhomme aux cheveux noirs et bouclés, un peu empâté, ne se déplaçant que sous une ombrelle[6], faisait un prince Sihanouk peu convaincant, mais parfaitement répugnant. On l’avait vu au début arracher des sacs de riz à des paysans cambodgiens pour les donner aux Vietnamiens contre de l’argent, beaucoup d’argent. Sous les huées de la foule, il chantonnait, porté en triomphe par les chapeaux coniques. Plus on le sifflait, plus il était content de sa prestation d’acteur, puis son autosatisfaction augmentait, plus il était détestable, plus on le sifflait.
En face, les soldats khmers dessinaient une ligne. Les visages étaient anxieux et ruisselants de sueur. Un hurlement et une marée humaine, coiffée du célèbre nón[7], a foncé sur les Khmers. Avec une violence ahurissante, terrifiante ! La ligne s’est rompue et les Vietnamiens se sont regroupés dans le dos des Cambodgiens pour les prendre en tenaille. Très vite, la confusion la plus totale a régné sur le terrain. On criait pour effrayer l’ennemi ou pour se donner du cœur, le haut-parleur continuait à déverser ses chansons et ses encouragements en flots ininterrompus. Les nóns et les chapeaux de brousse se mêlaient, les combats devenaient une danse baroque, barbare, féroce.
Puis, petit à petit, les Khmers ont pris le dessus, les slogans gagnaient en puissance, tout le stade olympique de Phnom Penh les scandait. Ils étaient enfantins, glorifiaient le peuple khmer et sa jeunesse, maudissaient le Viêt Cong, pleuraient le sort des paysans réduits au servage, mais la foule les avait encore simplifiés : « Cap Youn » (couper la tête des Vietnamiens).
La bataille touchait à sa fin, un semblant d’ordre s’installait sur le terrain de sport. Sihanouk, visage crispé par la colère, les yeux pleins de haine, était maintenant tenu en joue par un adolescent – mais toujours sous son ombrelle royale – et ses partisans avaient été regroupés en cercle. Eux suppliaient d’être épargnés, au milieu d’une grêle de coups. Le public rugissait.
La bataille était finie, les Cambodgiens désormais mimaient le massacre des prisonniers de guerre. Un cri, un slogan et on frappait en cœur les Vietnamiens.
Le spectacle achevé, une foule hurlante s’est déversée dans la ville en vociférant « Cap Youn, Cap Youn ». Cette nuit-là, les Vietnamiens ont été battus, tués ou violés par centaines.
À Prasaut, près de la frontière, trois mille Annamites, hommes, femmes, enfants, bébés ont été regroupés par les soldats de Lon Nol, puis fauchés par une mitrailleuse. La haine avait explosé comme un feu de forêt qui couve longtemps dans des taillis trop desséchés.