Mais dans le mythe, il y a aussi la prise de la Bastille et le peuple a exigé la libération de tous les détenus politiques. Les portes des prisons se sont ouvertes pour tous les démocrates, les droits communs et même les communistes qui sont allés rejoindre les troupes ennemies. À sa naissance, la République ne saurait être chiche de sa générosité.
Comme en 1793, on a décrété la patrie en danger, la mobilisation générale et la levée en masse.
– Futurs citoyens de la République khmère, organisez-vous en groupe de partisans pour défendre énergiquement, par n’importe quel moyen, chacune des parcelles de notre territoire. Chers compatriotes, l’heure est venue de sauver notre patrie, notre race et notre religion.
Des dizaines de milliers de volontaires ont répondu présents. Il a fallu rapidement les intégrer en bataillons, les bataillons en régiments, les régiments en brigades. L’armée n’ayant pas les ressources suffisantes, on a réquisitionné bus et camions pour les envoyer au front. Les incorporés recevaient une formation militaire de six jours, dans un stade, au lieu des six mois traditionnels, ainsi que des uniformes disparates et des fusils avant d’aller affronter les troupes aguerries de Hanoï. On les appelait « les soldats de 24 heures ». Lon Nol voulait opposer aux envahisseurs plus de deux cent mille volontaires. Avant le conflit, les effectifs des FARK ne dépassaient pas les trente mille. Malgré les pertes, soixante mille hommes attendaient de pied ferme les vietcongs devant la capitale.
Se souvenant toujours de la Grande Révolution, les dirigeants ont décidé d’organiser l’équivalent de la Fête de la Fédération[3], le 11 avril, tandis que les combats faisaient officiellement rage dans les provinces frontalières et, en réalité, s’approchaient dangereusement de Phnom Penh. Il s’agissait comme pour son modèle de célébrer l’union de la nation, le rassemblement avait lieu au stade olympique de Phnom Penh en présence de tout le gouvernement. Le discours de Lon Nol était devenu délirant :
– Un oracle[4] a prédit, il y a deux mille cinq cents ans, l’époque que nous vivons, le mauvais roi en fuite… et l’avènement de la République !
Et dans la chaleur accablante, il a poursuivi en rappelant l’apparition du crocodile blanc, en traitant les Khmers rouges de thmils, c’est-à-dire d’incroyants, d’ennemis de la religion, de démons. Quant aux vietminhs, vietcongs ou, tout simplement, vietnamiens, il n’avait pas de mots assez durs pour qualifier cette race cruelle et fourbe.
Cela ne faisait pas un mois que le Cambodge était en guerre, mais déjà, il avait dépassé le clivage Est/Ouest, capitalisme/communisme, république/monarchie et atteint ce stade où les gens ne sont plus motivés que par une haine viscérale de l’autre. Le stade olympique qui pouvait accueillir plusieurs dizaines de milliers de personnes[5] était rempli, beaucoup devaient se contenter de suivre la retransmission en direct en hurlant dans leur salon. En organisant cette grande fête païenne, Lon Nol et Sirik Matak étaient en phase avec leur peuple.