Les deux aînés se disputaient le cœur de leur petit frère. Hout couvrait ce dernier de cadeaux, l’invitait au restaurant, l’incitait à sécher ses cours, à profiter de la vie, mais jamais, au grand jamais, ne lui conseillait de s’engager dans l’armée.
– Un an ou deux encore. Tu auras, alors, une bonne raison de quitter le pays : finir tes études. Le gouvernement ne pourra pas te refuser un visa. Tu emmèneras ma famille avec toi et, avec elle, ma fortune. Il faudra que tu prennes soin de ma femme et tes neveux. Un an ou deux ? Nous tiendrons jusque-là.
Avec Heng, le ton était différent. Il voulait qu’il rejoigne le maquis. Là-bas, les hommes étaient en train de bâtir, malgré la guerre, sous les bombardements, une société meilleure, plus juste. Rithy lui enviait sa certitude d’avoir un avenir dans le futur Cambodge, mais il était de plus en plus difficile de lui parler de ses désirs en tant qu’individu. Alors, il promettait, lui demandait de patienter, mais en réalité, il ne voulait pas rejoindre ce rivage d’où il verrait Hout avec horreur.
À l’approche de Nouvel An khmer, seuls sa belle-sœur et ses deux enfants étaient présents à Chrui Changvar… pour plusieurs semaines. Le pont reliant le quartier à la capitale ayant été à plusieurs reprises détruit, les deux aînés ne s’étaient pas déplacés, l’un consigné pour préparer la défense de la ville, l’autre restant pour la désorganiser.
Rithy a eu ainsi l’occasion de mieux connaître Keo, la femme de Hout. Fille de militaire, elle l’avait épousé pour fuir ce milieu qu’elle détestait, mais l’enseignant était devenu, à son tour, un soldat. Elle avait accepté ce pied de nez du destin avec sérénité d’autant que la situation matérielle d’un officier républicain était loin d’être misérable. Elle avait eu deux enfants, Sita, une jolie brune, une poupée de huit ans, menue, mince, aux traits fins, vive et gaie comme un pinson et un petit Vithara qui n’avait pas cinq ans, un garçon espiègle, très capricieux, aux cheveux courts, qui tournait sa mère en bourrique et dévorait à longueur de journée des bonbons.
– Je vais rester quelque temps avec vous. Hout pense que la capitale n’est plus sûre. Phnom Penh n’est ravitaillée que par le Mékong qui est régulièrement coupé. La prochaine offensive des partisans de Sihanouk risque d’être la bonne. Le quartier de Chrui Changvar sera épargné, il est trop facile de l’isoler, alors pourquoi y envoyer des troupes ?
– Bouddha, s’est écriée Ramsey, mes deux enfants sont là-bas. Il faut qu’ils nous rejoignent !
– Allons, tu sais que c’est impossible, Hout est responsable de la défense de la cité.
– Mais Heng, ne pourrait-il pas revenir ?
– Il est lui aussi au service de l’État, il doit rester pour que la population ne s’alarme pas. Tout doit se dérouler normalement.
Oum Savath mentait. Il ne voulait pas inquiéter sa femme, mais il n’ignorait rien du jeu dangereux auquel se livrait leur fils. Il était fier de ses deux aînés, le temps de se battre pour son pays était venu, peu importait qui avait raison ou tort. Il a songé à de Lattre de Tassigny, à son discours sur la nécessité pour la jeunesse de se mobiliser. Il a regardé Rithy, deux de ses enfants luttaient pour le Cambodge, l’un pour Sihanouk, l’autre pour Lon Nol, il était normal de conserver le troisième pour la famille.
Depuis le 1er janvier 1975, les choses se sont accélérées. Les rebelles se sont lancés à l’assaut de la capitale avec pour objectif de l’isoler complètement. En un mois, c’était fait : le Mékong n’était plus une voie navigable et toutes les routes étaient coupées. Seul un important pont aérien permettait encore à la population de se nourrir.
En février, Sihanouk a publié une liste de sept super-traîtres, en les condamnant à mort : Lon Nol, Cheng Heng, Sosthène Fernandez, Sirik Matak, In Tam, Lon Non et Long Boret. Cela a fait naître un espoir fou dans Phnom Penh : la colère de l’ancien chef d’État ne concernerait que sept personnes. Il y avait une possibilité de négociation.
Le 1er avril, les trois premiers quittaient le Cambodge, les autres escomptaient encore s’entendre avec la résistance.
Le 12, l’Amérique jetait l’éponge et ses derniers ressortissants évacuaient la capitale. Leur ambassadeur a proposé aux quatre hommes de se sauver avec eux. Ils ont décliné l’offre avec beaucoup de dignité et d’amertume. Sisowath Sirik Matak a ajouté :
– Quant à vous et à votre grand pays, je n’aurais jamais cru un seul instant que vous abandonneriez un peuple qui a choisi la liberté. Vous nous avez refusé votre protection ; nous ne pouvons rien y faire. Vous partez et je souhaite que vous et votre pays trouviez le bonheur sous le ciel. Si je meurs ici, dans mon pays que j’aime, tant pis, car nous sommes tous nés et nous devons mourir un jour.
Il a terminé sur cette phrase qui est tombée comme un couperet :
– Je n’ai commis qu’une erreur, cela a été de vous croire et de croire en l’Amérique.
Quand ils ont vu les hélicoptères américains s’éloigner, les Cambodgiens ont compris que tout était fini, ceux qui en avaient les moyens se sont précipités pour faire la fête, la dernière. Elle a été réussie, la seule chose qui manquait, c’étaient les prostituées. On disait les communistes très prudes, en particulier Khieu Samphân, et ces demoiselles ne désiraient pas commencer leur nouvelle vie en déplaisant d’emblée à leurs nouveaux maîtres.