Oum Rithy parcourait Phnom Penh en long et en large dès que ses études lui en laissaient le temps. Il était inscrit en faculté de médecine. Il avait un joli coup de crayon et il aurait voulu faire les beaux-arts, son père s’y était opposé. « Ton talent te sera utile en anatomie pour faire des croquis. Être dessinateur, ce n’est pas un métier d’avenir ! » avait-il dit. C’était risible ! Ils allaient perdre la guerre, il n’y aurait d’avenir pour personne.
Les tirs de roquettes étaient devenus quotidiens. On entendait un sifflement puis c’était l’explosion. Alors, de la base aérienne, des avions de combat, petits, légers partaient à la recherche de la batterie d’artillerie, arrivaient parfois à la localiser. Suivaient le bruit des bombes et, au loin, une fumée. Seul un nouveau, un touriste, pouvait se réjouir et croire que la menace était éliminée. Mais des touristes, il n’y en avait plus.
Rithy se précipitait là où la rébellion frappait pour dessiner le visage des gens, saisir cette terreur qu’on y lisait. Comme d’autres prennent des photos, il croquait les expressions. Il s’appliquait à rendre le mouvement, le son, les pleurs, les sueurs, le regard. Le désespoir, surtout. Une image se devait d’en dire plus, d’être un film en un instantané, de raconter une histoire, de décrire un monde. Une mère tenant dans ses bras un bébé mort, une place dévastée en arrière-plan, le visage serein, sans larmes, de l’enfant, les sanglots de l’adulte, les rictus de colère, de douleur qui déforment ses traits. Dans le lointain, dans une tour, l’hôtel cinq étoiles de la capitale. C’était le paradoxe du moment. Tandis que les communistes bombardaient les lieux populaires, pilonnaient les misérables, la jeunesse dorée vivait avec fureur ses derniers jours de « bonheur » ; tandis que certains buvaient l’eau des caniveaux et que l’on pouvait, pour quelques riels, s’offrir leurs progénitures, d’autres roulaient en Mercédès et allaient dîner dans les restaurants chics, dépensant sans compter. Rithy remplissait ses carnets de croquis. Phnom Penh, la cité-jardin avec désormais deux à trois millions d’habitants, était en perpétuelle agitation. On aurait pu la croire vivante ! En réalité, c’était un cadavre et ce que l’on prenait pour la vie, c’était le grouillement des vers qui avaient envahi ses rues. Il n’y avait aucune volonté collective, aucun projet, on agissait par réflexe soit pour survivre soit pour vivre vite.
Grâce à ses dessins, il échappait à ce désespoir, car il s’était donné une mission : saisir l’instant pour témoigner demain. Il accumulait un trésor qu’il devrait préserver quoiqu’il lui en coûte. Les cours de médecine qu’il était obligé de suivre, par contre, le déprimaient profondément, lui rappelant qu’il était comme tout un chacun, faisant semblant d’exister, de se construire un avenir. Le futur ? À son âge, il n’avait pas de petite amie, alors qu’autour de lui, les Khmères si prudes se dévergondaient. Il n’en éprouvait pas physiquement le besoin.
Avec ses frères, Rithy entretenait de bonnes relations. Il était fier de l’un comme de l’autre, mais les deux jumeaux ne pouvaient plus se voir et éviter de se retrouver ensemble dans la maison familiale.
Hout avait pris du grade dans l’armée. Il avait défendu Kompong Cham et l’ennemi avait fini par battre en retraite. C’était une des rares victoires de Lon Nol. La bataille avait été terrifiante, traumatisante. On ne faisait pas de prisonnier.
– Ce ne sont pas des êtres humains, disait-il à son petit frère. Comment pouvaient-ils continuer à avancer sous les bombes ?
Il songeait aux femmes qu’ils avaient capturées, ses compagnons et lui, à leur regard dur, fanatisé, obscène. Ils finissaient par les tuer sans même les violer : on ne s’accouple pas avec des animaux.
De son côté, Heng poursuivait son travail de sape chez les lycéens, les étudiants et même les enseignants. Il était très apprécié de la jeunesse, car on le savait honnête, serviable, pauvre. Il dénonçait partout la corruption, la rendait coupable des échecs des soldats républicains, puis glissait lentement et valorisait la résistance, le monde de l’autre côté : « les territoires libérés représentent le Cambodge authentique, un merveilleux pays, indépendant et démocratique. Les gens y vivent dans l’honneur et la dignité. Ils sont véritablement maîtres chez eux ».