Une fois rentré à Pékin, le Prince a rejeté sèchement toute possibilité de rencontre avec Kissinger.
– Les Américains et leurs fantoches veulent empêcher les peuples d’Indochine de survivre. Ils nous disent « Nous sommes battus, nous sommes obligés de partir. Soit ! Mais vous aussi, vous avez perdu, car nous avons stérilisé vos sols ». La nature, c’est plus facile à combattre que les hommes et c’est irrémédiable. C’est une guerre d’extermination ! Si les rescapés peuvent, un jour, panser leurs plaies, la terre, elle, ne pourra jamais guérir de ses mutilations. Qui remplacera nos forêts qui ont mis des siècles à croître ? L’Afrique, jadis, était luxuriante ! Regardez ce qu’en ont fait les hommes. Détruire notre environnement, c’est condamner les générations présentes et à venir. Nixon est pire qu’Hitler !
En multipliant de telles déclarations, il fermait son avenir, mais que lui importait le futur.
« Quand les Khmers rouges n’auront plus besoin de moi, ils me recracheront comme un noyau de cerise », se disait-il et il l’acceptait, car il voulait avant tout punir les méchants.
Il fallait qu’il y ait une justice sur cette terre !
Pol Pot avait de sérieux ennuis.
Le 10 mai, alarmée par la montée du scandale du Watergate et les pratiques illégales de Nixon, la chambre des représentants avait bloqué le transfert de fonds pour payer les bombardements, puis le 20 juin, elle en avait fixé le terme au 15 août.
Sans aviation, Lon Nol avait perdu la guerre ! Il suffisait d’attendre. Mais il avait continué, inlassablement, à envoyer ses hommes à l’assaut des villes. Il avait en face de lui des troupes démoralisées, où tous les officiers trahissaient et volaient. Pourtant il n’arrivait pas à les vaincre alors que les siennes étaient mieux formées, mieux équipées, plus disciplinées et volontaires.
Il ne pouvait accepter de ne pas écraser une armée que les vietcongs avaient battue à deux reprises lors des opérations Chenla I et II, malgré l’aviation américaine.
De février à juin, seize mille morts, près de la moitié des effectifs ! Il avait fallu arrêter l’offensive.
Il ne pouvait cacher l’énorme erreur stratégique qu’avait constituée cette grande offensive sous les bombes américaines.
Quand enfin, le ciel s’était dégagé, les forces rebelles, considérablement réduites, n’étaient plus en état de conquérir de villes. Hou Yuon avait pris la parole et s’était montré particulièrement sévère.
– Ne pas accepter la trêve demandée par les Américains était une bonne décision, vouloir vaincre malgré l’aviation est une faute. On aurait dû se contenter de tenir nos défenses et d’éviter toute initiative avant le 15 août. Aujourd’hui, nous ne sommes plus en mesure de nous emparer de Kompong Cham et la guerre va durer deux ou trois ans de plus.
Pol Pot a rétorqué, avec violence :
– Camarade, je ne partage pas ton analyse très pessimiste. Oui, nous avons perdu beaucoup d’hommes ! Oui, Kompong Cham a été une défaite ! Il en faut ! Nous avons isolé Phnom Penh, nous la canonnons régulièrement. La misère y est totale et nos agents infiltrés créent chaque jour des attentats. On va devoir reconstruire notre armée ? C’est exact, mais nous en avons largement les moyens. Elle sera plus pure ! Nous mettrons plus de temps à vaincre ? Peut-être, mais alors, dans ce cas, malheur est bon ! Ce que tu oublies dans ton analyse, c’est que c’est la guerre qui nous a permis d’avancer rapidement dans la révolution sociale, c’est elle qui favorise l’adhésion du peuple à nos idées, c’est elle qui forge la nation à venir, c’est elle qui rend tout possible. Une paix trop précoce et nos braves paysans voudront revenir au passé et à leur dolence. Alors c’est bien si elle dure un peu !
Tout le bureau avait applaudi avec férocité pour soutenir son leader. Hou Yuon, en cet instant, a mesuré la hauteur de sa chute. On l’avait trop longtemps cru mort, des liens avaient été tissés dont il avait été exclu. Il devait, cependant, reconnaître que Pol Pot avait raison sur un point : le conflit en se prolongeant permettait d’assainir la situation. Le mythe de Sihanouk était en train de disparaître, ses partisans aussi, les dirigeants républicains étaient si odieux que le peuple réclamerait leur élimination. Quand ils vaincront, le gouvernement sera unicolore.
Leurs adversaires n’avaient plus d’âme. Ils cherchaient par tous les moyens à négocier. Lon Nol, Sirik Matak, In Tam, le nouveau premier ministre Long Boret, tous, séparément, persuadés que les pourparlers auraient une chance d’aboutir si tel ou tel responsable quittait le pays. Pourtant Sihanouk avait été clair : « je ne rentrerais à Phnom Penh que si toute la population en était chassée ». La République khmère se limitait à quelques villes, on se déplaçait par avion, on était ravitaillé par avion.