Quelque temps plus tard, un convoi formé de jeeps et de camions russes prenait la piste Hô Chi Minh vers le Cambodge. On circulait désormais en voiture et l’on mettait une journée pour rallier le Cambodge là où jadis le trajet durait plusieurs mois. Bien que le quatre-quatre secouait un peu, le voyage était agréable et la route plutôt bonne. Le ministre vietnamien appréciait cet instant de sérénité.
– M. Pham Van Dong vous avait promis, sitôt la guerre finie, de vous emmener sur la piste Hô Chi Minh afin de la découvrir. C’est chose faite. Hélas ! Les combats, eux, continuent.
– Ils s’achèveront bientôt, a répondu Sihanouk.
– Nul ne le sait ! Ne bousculons pas le cours des événements. Quel prix paierait-on pour gagner quelques mois ?
Le Prince a compris l’allusion et s’est tu. Les Cambodgiens n’avaient pas ratifié les accords. Kissinger souhaitait le voir à ce sujet, Chau Seng était venu en avance avec les propositions américaines : l’armistice accompagné de la création d’un gouvernement d’union nationale avec quelques républicains, sans Lon Nol, ni Sirik Matak, ni aucune personnalité qu’il jugerait indésirable, dont il serait le Premier ministre, la neutralité garantie par les grandes puissances. La paix restaurée, la victoire acquise, il ne serait pas difficile un an plus tard de mettre au placard les derniers opposants. C’était une offre qui ne se refusait pas. Pourtant, les Khmers rouges par excès de confiance le faisaient, ils pensaient gagner la guerre plus rapidement.
Un cahot de la route a propulsé Monique dans ses bras. Elle a éclaté de rire et l’a embrassé avec passion, leur accompagnateur a détourné le regard, gêné. Cela faisait longtemps qu’il ne l’avait vue aussi heureuse et il s’est dit qu’il avait fait le bon choix. Car il y en avait eu un à faire. Au moment où il s’apprêtait à répondre positivement à la demande américaine, la résistance intérieure avait accepté qu’il retourne au pays. On triomphait, de vastes zones étaient libérées et malgré les bombardements américains, on pouvait garantir sa sécurité. L’impact auprès du peuple serait prodigieux.
Il en avait longtemps discuté avec Penn Nouth et ses conseillers sans pouvoir se décider. Il ne pouvait refuser l’invitation de ses partisans, il leur devait cela pour prix du sang qu’ils avaient versé et qu’ils continuaient à verser quotidiennement. D’un autre côté, il était évident que ce n’était qu’un moyen d’interrompre les négociations. Chacun avançait des arguments pour ou contre sans qu’aucun ne soit déterminant quand Monique était entrée dans la pièce où ils se tenaient. Elle était radieuse, Ieng Sary lui avait parlé de cette possibilité de retourner au pays et elle venait le voir, bouleversant tout protocole, pour qu’il confirme ou infirme la nouvelle. Pour les yeux de la personne aimée, en tout cas pour ces yeux-là, on est prêt à bien des erreurs et son irruption avait emporté la décision.
Dans la voiture qui le conduisait au Cambodge, Sihanouk a serré sa femme contre lui. Son inquiétude à lui grandissait à chaque kilomètre, son excitation à elle aussi. Comme une adolescente, elle avait acheté un petit cahier d’écolier pour en faire un carnet de bord, elle rajeunissait d’heure en heure et il a compris à quel point l’exil était terrible pour eux deux. Il regrettait que le caméraman chinois ne puisse saisir ces instants, leur sentiment, tandis qu’ils s’approchaient du pays. Il faudra refaire cette scène, de retour à Pékin, se dit-il. Il avait eu l’idée géniale de faire un documentaire sur son voyage, en réalité, un vrai film sur une vraie aventure, les acteurs jouant leur propre rôle en direct.