1972. Pol Pot avait entrepris une tournée d’inspection des zones libérées. Il voyageait à dos d’éléphant, en jeep, à pied, il ne ménageait guère sa peine. À son retour en mai, il avait une vision claire de la situation du pays. Il a convoqué le Comité central.
– Le tiers de la population cambodgienne, soit plus de deux millions d’âmes, est sous notre contrôle. Nous avons une armée, bien équipée. Tout ceci forme une véritable nation, il est grand temps que naisse le Kampuchéa démocratique. Ici des paysans ont mis en commun des outils, là, on travaille tous ensemble sur une parcelle de terrain un jour, sur une autre le lendemain, ailleurs tous les moyens de locomotion ont été collectivisés, là encore, on a créé une cantine où tout villageois peut aller se restaurer sans payer, etc. Il faut déclencher la révolution sociale, qu’elle soit en œuvre partout.
Les membres du Comité central ont frappé longuement du plat de la main sur la table pour montrer leur accord et leur enthousiasme. Il a poursuivi :
– Autosuffisance et égalité, voilà nos mots d’ordre. La propriété foncière doit être partagée équitablement entre tous, les fermiers les plus riches donneront leurs terres au plus pauvre, le matériel agricole, les transports seront mis en commun, des magasins coopératifs seront établis dans tous les hameaux. Mais nous devons aller plus loin : c’est désormais les esprits, notre terrain de combat.
– Les vêtements ostentatoires devront être interdits ou fortement déconseillés. Je me souviens d’avoir croisé une communauté cham près de Kampot. On aurait cru des étrangers, ils opposaient à la tenue noire de nos paysans miséreux, les luxueuses soieries de leur voile colorée, la blancheur des tuniques, leurs bijoux autour du cou contrastaient avec les kramas rouges des autres. Comment une telle attitude ne nous diviserait-elle pas ? Comment se penser frères quand on est si différents ? Si nous voulons que l’égalité entre dans nos têtes, il faut qu’elle se lise dans notre environnement, sur nos vêtements qui doivent être sobres.
Dès qu’il a cessé de parler, les propositions ont fusé. Les restrictions se sont multipliées, on s’est attaqué aux festivités qui entouraient les mariages, puis aux mariages eux-mêmes. Ce bonheur personnel était-il compatible avec le deuil des familles dont un fils était mort en défendant son pays ?
Sur le plan militaire, la situation était au beau fixe. On avait atteint un effectif de trente-cinq mille hommes parfaitement équipés grâce au financement chinois, et il y avait des milliers de supplétifs dans les villages prêts à intervenir.
À Paris, les négociations de paix traînaient en longueur, les Américains, néanmoins, avaient commencé à retirer leurs forces. Hanoï a voulu forcer le destin. Il ne restait plus que 24 000 Américains au Sud-Vietnam, on leur opposerait 200 000 soldats. Dans ce qui devait être l’ultime opération militaire de la seconde guerre d’Indochine, Cambodgiens et Laotiens ont été sollicités. Attaquer dans toute l’Indochine, obliger partout les Américains à réagir.
Petit à petit, les troupes khmères rouges ont remplacé les forces vietminhs qui partaient en Cochinchine. Leur tactique était de refuser l’affrontement de deux armées, de chercher des victoires plus symboliques que stratégiques. La capitale a été la cible de tirs de roquettes. Les agresseurs n’avaient aucun remords, leurs victimes avaient, le plus souvent, fui les bombardements américains, il fallait leur montrer qu’à Phnom Penh, ils n’étaient pas plus à l’abri.
On a multiplié les attentats terroristes. C’était facile et cela marquait plus les gens que des combats loin des villes.
Oudong, à 30 kilomètres de la capitale, est tombée, sa population déportée, ses fonctionnaires assassinés, juste pour dire qu’on était là, à portée de main.
Le pont de Chrui Changvar, construit par les Japonais, reliant les berges du Tonlé Sap a été détruit, l’aéroport de Pochentong de nouveau ciblé, mais surtout la voie de navigation du Mékong coupée, Battambang, Kompong Cham isolé. Le riz est venu à manquer.
Pour finir, on a infiltré les villes. Oum Heng, en tant qu’ancien professeur, a dû quitter le champ de bataille pour se mêler aux milliers de réfugiés qui fuyaient la guerre ou les zones libérées pour aller s’entasser dans Phnom Penh. Il y avait une telle confusion dans la capitale, qu’il est parvenu sans difficulté à reprendre son métier. Dès lors, il a organisé la contestation étudiante, lycéenne et enseignante. C’était facile, le régime tournait (c’est un euphémisme) à la dictature. Le comportement de ceux qui s’enrichissaient était outrageusement scandaleux. Dans une ville de deux millions d’habitants où régnait la famine, on dépensait le salaire d’un soldat (s’il était payé) à l’apéritif.
Avec sa famille, bien sûr, il cachait (mal) la vérité, mais notait le positionnement de chacun. Son jumeau, Hout, était viscéralement anticommuniste tout en méprisant Lon Nol. Il était, comme beaucoup de militaires, désespéré, il avait la rage en lui. Keo, sa femme, qui était une personne solide, équilibrée, ne pouvait supporter de voir son mari ainsi. Elle essayait de le sortir de ce gouffre, elle devait aussi penser à ses deux enfants, Sita, cinq ans, et Vithara, deux ans. Son petit frère, Rithy, était encore lycéen et ses parents dépensaient une fortune en pots-de-vin afin qu’il ait une moyenne convenable. Il avait seize ans et pouvait faire une bonne recrue, mais il fallait pour cela parvenir à le circonvenir sans s’attirer les foudres d’Oum Savath. Ce dernier avait quitté l’armée et passait son temps dans des bars à fumer, à lire le journal, à boire du café glacé ou de la bière, à dénigrer Lon Nol. Seule Ramsey, la mère, demeurait telle qu’elle avait toujours été. Elle regardait les siens, ne semblait n’exister que pour eux, les gavant comme lorsqu’ils étaient enfants. Peut-être traînait-elle plus souvent au temple, tâchant, par ses prières, ses dons, de racheter son monde. Ce qui étonnait le plus Heng, c’était qu’on ne l’ait pas dénoncé, il ne pouvait imaginer qu’aucun des siens ne l’ait démasqué. Ainsi, un fil ténu les soudait encore dans ce pays maudit.