Oum Hout, son jumeau, à Phnom Penh, éprouvait des sentiments analogues. Lui aussi voyait grandir, jour après jour, sa colère. Avec Heng, ils avaient tout partagé, les joies et les pleurs, les jouets et les fessées, le foot et plus tard les filles. Ils avaient fait leurs études ensemble pour enseigner les mathématiques. Le hasard des nominations avait muté l’un à Kompong Chhnang, l’autre à Kompong Cham, deux villes ayant le même nom ou presque, mais distantes de cent cinquante kilomètres. Le 18 mars avait bouleversé leur vie. Hout ne comprenait pas comment Heng avait pu rejoindre les Khmers rouges. Certes, leur père avait un grand respect pour Sihanouk, mais Samdech Euv avait trahi, par pur orgueil, et livré son pays aux Vietnamiens. Oum Savath n’avait d’ailleurs pas hésité à reprendre du service.
Ses élèves s’engageaient par dizaine pour défendre la nation, il en avait fait autant. À peine recruté, compte tenu de ses diplômes, il avait été nommé lieutenant et avait eu sous ses ordres quelques-uns de ses anciens lycéens. Il pensait pouvoir les protéger. Au premier choc, la moitié de son groupe a été mis hors de combat. Il avait reculé, impuissant comme ses camarades d’infortune, abandonnant les autres à une mort certaine. Depuis, il s’était endurci.
Puis sont arrivés les Khmers kroms de Son Ngoc Thanh, les bombardiers américains, les Sud-Vietnamiens, l’intervention au sol des GI dans la région du bec-de-canard. Les agresseurs avaient laissé passer leur chance. En août, cela faisait deux mois que le front s’était stabilisé, Les FARK devenues FANK[11], forces armées nationales khmères, loin d’être affaiblies par les nombreuses pertes du début, atteignaient désormais 200 000 hommes. Mieux formés grâce aux partisans de Son Ngoc Thanh et aux conseillers américains, mieux équipés, plus expérimentés, beaucoup ayant participé aux combats d’avril, elles pouvaient dorénavant tenir tête aux envahisseurs. Enfin et surtout, elles avaient la maîtrise du ciel, la petite aviation khmère étant épaulée par celles des Américains et des Sud-Vietnamiens.
Le 9 octobre, on a organisé une cérémonie grandiose devant le palais royal. On a proclamé l’abolition de la monarchie ; symboliquement, le pays ne s’appelait plus Cambodge, mais République khmère. Un canon devait tirer une salve de cent et un coups, mais au quinzième, il a explosé.
Ce n’était pas un attentat, seulement un signe des dieux.
– À l’époque de sa splendeur, notre pays a reçu le surnom de « Tchenla le Riche » et notre peuple était habitué à mener une vie facile et confortable. Cette douceur de vivre lui a fait oublier le goût de la guerre. C’est encore le cas aujourd’hui. Il nous faut retrouver nos vertus ! Que notre génération pétrisse de ses mains un nouvel état khmer, prospère, indépendant, puissant et… à nouveau paisible.
Se tournant vers ses généraux, Lon Nol a poursuivi :
– Je sais que parmi vous, beaucoup sont fiers d’avoir arrêté les vietcongs. Vous avez raison de l’être ! Notre armée était faible. Sous Sihanouk, nos soldats étaient employés pour creuser des fossés, monter des digues, construire des ponts, des routes, aider à récolter le riz, mais notre race s’est vite réapproprié les qualités de leurs ancêtres.
Son ton s’est alors fait tranchant.
– C’est bien, mais insuffisant ! Dois-je vous rappeler que notre adversaire occupe toujours de nombreuses provinces ? Nous devons passer à l’offensive.