Quand Oum Heng a quitté Kompong Cham sur un coup de tête, il s’est demandé comment il allait pouvoir prendre contact avec la résistance. À son grand soulagement, il n’a eu aucun mal, car c’est elle qui est venue à sa rencontre. Le village où il s’était réfugié est tombé entre les mains des vietcongs sans s’être défendu. Ces derniers étaient souriants et polis, respectueux même. Ils étaient accompagnés par des Khmers rouges en petit nombre, mais très vite, ce sont eux qui ont pris la parole pour inviter les paysans à rejoindre le combat de libération. Les gens avaient été profondément marqués par la répression qui s’était abattue après les émeutes de mars et il y avait beaucoup de volontaires dont Heng. On leur a confié des fusils et ils sont partis se battre en en maîtrisant à peine le maniement. L’ancien professeur a remercié silencieusement son père de le lui avoir montré quand il était plus jeune. Il a participé à son premier combat à Angkor Borei, fait sa première victime. Le plus dur avait été supporté par les troupes vietcongs plus lourdement armées, mais ils avaient pu faire preuve de courage. Le soir, l’officier khmer rouge, le camarade Sy est venu le voir, il était étonné de son habilité, très peu de recrues savaient tirer. Avait-il appartenu aux chivapols ? Quand il a appris qu’il était le fils d’Oum Savath, il l’a pris dans ses bras.
– Mon nom est Sœun Kimsy. J’ai bien connu votre père. Nous avons combattu côte à côte à plusieurs reprises. J’étais un homme de Dap Chhuon et lui luttait dans les forces régulières. Nous avons uni nos troupes pour traquer Son Ngoc Thanh et c’est ensemble que nous avons déjoué le complot ourdi par la CIA pour tuer Sihanouk. Nous venons quasiment du même village et il s’est créé une solidarité entre nous qui nous a permis de faire les bons choix jusqu’à présent.
Pas jusqu’au bout. Sœun Kimsy n’avait pas hésité un instant à rejoindre la résistance au nom de Sihanouk, alors qu’Oum Savath avait repris du service auprès de Lon Nol pour défendre le territoire contre les Vietnamiens. Il ne doutait pas que son ami et lui seraient de nouveau unis derrière, ni le roi ni le parlement, mais… le peuple.
Quelque temps après, Heng a quitté le champ de bataille pour un stage de formation afin de devenir un vrai soldat. Celui-ci a duré des semaines. Ils étaient très nombreux, une grosse centaine. Les instructeurs, des Vietnamiens s’exprimant couramment en cambodgien, leur apprenaient l’art de la guerre qui allait du maniement des armes à de petits cours de stratégie, le responsable était un Khmer rouge qui ne participait qu’au cours d’éducation politique. Une voix parmi tant d’autres qui parlait de rendre sa souveraineté au pays, de libérer le peuple de ses oppresseurs, une voix sans accent annamite donc plus crédible. Personne n’évoquait Sihanouk.
Un jour, des avions ont surgi dans le ciel, des B52. Ils se sont mis à l’abri dans leur bunker. Oum Heng a songé au village cambodgien qui se trouvait à moins d’un kilomètre de leur camp d’entraînement, ses habitants avaient-ils eu le temps de fuir ? Puis il n’a plus pensé à rien.
Whomp, whomp, whomp, le vrombissement se rapprochait inexorablement, devenait terrifiant, le battement de son cœur aussi. Tout le monde espérait jusqu’au dernier instant que les oiseaux de malheur passeraient sans larguer leurs bombes. Cela n’a pas été le cas et, ce qui s’en est suivi, ceux qui ont survécu ne l’oublieraient jamais.
Des détonations à arracher les tympans, la terre qui se soulève, les murs qui s’effondrent, l’air qui manque, avalé par le souffle de l’explosion, les hurlements inaudibles, les corps qui se vident, le temps qui s’éternise, l’esprit en folie adjurant de fuir, la raison qui commande de rester, les jambes qui refusent d’obéir.
Whomp, whomp, whomp, les bombardiers s’éloignent. Personne ne bouge, persuadé d’être mort.
– Voilà qui clôt à merveille votre formation, a dit en se dépoussiérant un des instructeurs vietnamiens.
Sa voix a sorti chacun de son cauchemar et tout le monde a quitté le bunker à moitié détruit. Pas un blessé ! Ils admiraient les culottes intactes de leurs professeurs. Ainsi, on pouvait ne pas être terrifié par un tel déferlement[10], par ce que l’on appelle un tapis de bombes. Un peu en contrebas, le village cambodgien avait, lui, disparu.
Leur formation était effectivement terminée, ils avaient appris à se battre, à subir, et maintenant, en regardant ce qui avait été un hameau, à haïr.