Pendant quelques jours, il a régné dans Phnom Penh une atmosphère étrange. Personne ne prenait la défense du roi déchu, personne ne se réjouissait de sa chute non plus, tous attendaient. Les manifestations avaient cessé du jour au lendemain et les rues de la capitale d’ordinaire si agitées semblaient vivre au ralenti. On croisait bien entendu des militaires, mais leur présence n’était pas oppressante, ils se promenaient ou restaient en faction de manière débonnaire. Les gens, en général, évitaient de parler des derniers événements sauf en famille et les cafés étaient désertés. Il faisait beau, c’était encore la saison sèche.
Les principaux responsables de la journée du 18 mars, Lon Nol, Sirik Matak, Sim Var, Op Kim Ang, In Tam, etc. avaient souhaité se rencontrer pour faire le point.
Les Américains avaient reconnu le nouveau régime, mais leur soutien s’arrêtait là. Ils refusaient toute position, tout geste qui pourraient accréditer la rumeur selon laquelle le coup d’État avait été fomenté par la CIA. C’était une décision du gouvernement de Phnom Penh, le Cambodge était avec Sihanouk et continuait avec Lon Nol à être un pays ami.
Saïgon prenait moins de gants et applaudissait, mais c’était la Chine et le Nord-Vietnam qui avaient surpris le plus puisqu’ils étaient prêts à admettre l’autorité de Phnom Penh si les relations diplomatiques restaient à l’identique.
Sirik Matak dont l’enthousiasme avait été refroidi quelques heures auparavant par l’attitude de l’ambassade américaine voyait là une planche de salut.
– Quand nous avons décidé de destituer Sihanouk, nous ne savions pas comment réagirait Hanoï et une des conséquences potentielles de ce que nous avons fait était la guerre. Nous en avions pris le risque. Cela ne nous fait pas peur ! Mais est-ce pour autant nécessaire de s’y précipiter ? Nous voulons redresser le Cambodge, nous devons le faire, un conflit serait une entrave à nos efforts. Acceptons le deal et, par petits pas, appliquons au Cambodge une vraie neutralité.
D’autres voix se sont élevées pour le soutenir. La perspective d’une fin heureuse rendait chacun fébrile, mais Lon Nol a balayé, en quelques mots, tous ces rêves.
– Sihanouk a été destitué parce que des troupes étrangères séjournent sur notre sol. Si nous les laissons prospérer, même un an ou deux, où serait notre légitimité ? Vous croyez à la proposition vietnamienne ? Auriez-vous oublié la duplicité légendaire de nos voisins ? Acceptez et demain, il n’y aura plus un seul Khmer pour vous défendre quand les vietminhs remettront Sihanouk au pouvoir ! Cette proposition de paix, c’est, en réalité, le premier acte de guerre des Nord-Vietnamiens !
Chacun a pensé que c’était du délire, de la paranoïa. Pourtant, en y réfléchissant…
Lon Nol regardait ses compagnons, un peu agacé par leur empressement d’entériner la demande d’Hanoï. Ainsi Sihanouk et lui étaient les seuls à comprendre que le conflit s’achevait et qu’il fallait que d’ici là, les troupes du FNL s’en aillent de gré ou de force. L’ex-chef d’État pensait pouvoir l’obtenir diplomatiquement, c’était là son erreur. Les Yuons n’entendaient que la force ! Le 18 mars avait offert au Cambodge une autre perspective. Cela ne changeait en rien l’issue de la guerre[1], mais les vietcongs stationnant au Cambodge en auraient été préalablement chassées avec l’aide des Américains qui ne pouvaient laisser passer une telle occasion.
– Ce conflit, je ne le désire pas plus que vous, mais, s’il nous est imposé, comment ne pas le faire, comment ne pas se donner les moyens de le faire ? Parmi ces moyens, il y a le peuple. Et nous l’aurons avec nous que si nous sommes résolus à chasser les Viets. Nous ne pouvons pas finasser sur cette question !