Sihanouk s’était retiré et pleurait son enfant. Les Khmers vietminhs intensifièrent la lutte, multipliant les embuscades, tuant un gouverneur de province, des chefs de village. L’agitation continuait dans les établissements scolaires et le 8 janvier, une grenade éclata au lycée Sisowath, faisant deux victimes, d’autres engins explosifs furent désamorcés à temps. Le pouvoir demanda à l’Assemblée de proclamer la nation en danger, elle refusa. Le 12 janvier, le roi abandonna son deuil et réunit son conseil privé.
En intervenant contre les troupes de Son Ngoc Thanh sur la frontière avec la Thaïlande, la France s’était déconsidérée et avait provoqué un violent rejet dans la population cambodgienne. Avec la bévue d’O Smach, la monarchie subissait le même sort.
– Si les choses continuent ainsi, lorsque la France quittera l’Indochine, elle nous emmènera dans ses bagages.
Tout le monde partageait ce pessimisme et ne savait que faire. Chaque prise de parole se contentait de décrire les faits et de les déplorer. On avait essayé, on avait échoué. Les nationalistes étaient furieux, le peuple était furieux, la France était furieuse, l’Amérique était furieuse. Ils étaient devenus des dictateurs, des bourreaux. Penn Nouth proposa de rencontrer les principaux dirigeants démocrates et de trouver avec eux un accord.
Kossamak se redressa, furieuse.
– Mon fils, n’écoutez pas ces discours de soumission, j’ai failli dire de trahison. Votre souci d’unité, de dialogue, mon cher Penn Nouth, devient désertion parce que nos adversaires n’en veulent pas et que, dans ces conditions, vos suggestions, loin de réaliser ce que vous souhaitez, nous affaiblissent. Allons-nous négocier avec les responsables du tract sur ma petite-fille ? L’Assemblée a été très claire lorsqu’elle a voté la confiance au roi en le déclarant au-dessus de la Constitution. Assez de compromis !
Chacun réagissait selon son tempérament, ils étaient si prévisibles. Sihanouk songea à Monique et son ventre arrondi. Sa spontanéité, sa fraîcheur lui manquait. Pourquoi n’était-elle pas là ? Sans doute parce qu’elle était l’image même de la douceur et de la réconciliation dont ce pays avait besoin et que ceci était, sa mère avait raison, un conseil de guerre. En songeant à son enfant qui allait naître, au monde qu’il découvrirait, tout devint clair.
Il se leva, dominant ainsi les autres membres du cabinet malgré sa petite taille.
– Ma mère a raison : assez de compromis ! Assez de finasseries avec la Constitution. On l’a dit et redit, tout pouvoir a été accordé par le roi, je peux donc, si je le juge nécessaire, les reprendre. Je vais dissoudre le Parlement puisqu’il s’oppose à moi. Assez de complaisance avec les Khmers vietminhs, issaraks, sereis, etc., ils devront ou nous rejoindre dans notre combat pour l’indépendance ou lutter contre la nation. Ils montreront alors leur vrai visage. Assez de perte de temps avec les Français, je vais m’adresser au président Auriol lui-même. Il faut accélérer les choses. Mon fils va naître. Je veux qu’il voie le jour dans un pays souverain.
Il avait demandé trois ans, une législature. Le ventre rebondi de Monique avait fixé une autre échéance, plus rapprochée, la seule désormais tolérable après le naufrage d’O Smach, la seule qui pouvait le réconcilier avec son peuple. En se prononçant clairement pour une indépendance dans les plus brefs délais, il coupait l’herbe sous les pieds de tous ses opposants. Tous se proclamaient nationalistes, mais on ne pouvait l’être en l’affrontant dès lors que lui-même revendiquait ce combat parce qu’il était le roi et que le Cambodge était une monarchie millénaire.
Le lendemain, des troupes encerclèrent le bâtiment du Parlement à Phnom Penh, procédant à l’arrestation de sept députés, tandis que dans un discours radiodiffusé, Sihanouk déclara la nation en danger avec des accents gaulliens.
– Les attentats se multiplient dans tout le pays, beaucoup sont stoppés grâce à la vigilance du gouvernement, mais, hélas, certains réussissent ! J’ai demandé à l’Assemblée un budget de guerre, elle a refusé. Je lui ai demandé des pouvoirs exceptionnels pour lutter contre l’insécurité, elle a refusé. Je lui ai demandé d’être à mes côtés contre les terroristes. Elle a encore répondu par la négative ! La trahison est au cœur même de notre système politique. La nation, aujourd’hui, est en danger de mort. Conformément à l’article 21 de la Constitution, je suspends le Parlement pour permettre le rétablissement de l’ordre dans ce pays.
Puisqu’il ne pouvait plus revenir en arrière, il décida de concrétiser son rêve de toujours : les députés, à quelques fortes têtes près, se réuniraient de nouveau, mais ce serait une Chambre consultative ! Puis le roi se fit dur.
– Désormais, tout individu ou parti qui s’opposera à MA politique sera déclaré traître à la nation et châtié en conséquence.
Il s’adressa aux Français pour leur demander, encore une fois, de rendre au pays sa souveraineté.
– Début février, je partirais à Paris, je ferais le siège du gouvernement.
Le long périple vers l’indépendance commençait.