La deuxième de ses prérogatives en tant que roi était d’être chef des armées et donc de pouvoir choisir le commandant en chef.
Sous protectorat français, il n’y avait rien à craindre. Dans la perspective d’une attaque contre les troupes de Son Ngoc Thanh, mais aussi dans celle plus lointaine d’un pays souverain qui doit assurer lui-même sa propre défense, les FARK devaient être plus efficaces et plus nombreuses. Comme tout Cambodgien, Sihanouk connaissait trop bien l’histoire de la Révolution de 1789, version 18 brumaire An VIII[2], pour ne pas se méfier des généraux ! Il devait choisir quelqu’un de compétent et qui serait, en plus, d’une fidélité à toute épreuve. Monireth et Monipong, qui pouvaient prétendre au trône, étaient donc exclus malgré leur formation. Il était lui-même capitaine dans l’armée française, mais doutait quelque peu de ses aptitudes réelles d’officier, ayant obtenu son dernier grade grâce à un deuxième séjour d’une semaine à Saumur. Restaient Penn Nouth, Niek Tioulong et Lon Nol. Aucun n’avait été militaire. Tant pis, on se contenterait de la fidélité.
Lon Nol avait été gouverneur de Battambang de 1947 à 1949 et à ce titre connaissait bien Dap Chhuon, l’homme qui avait mené une guérilla contre la France et le Trône, avant de contrôler avec sa propre milice, mais comme représentant du roi, la frontière avec la Thaïlande, zone où Son Ngoc Thanh avait implanté son maquis. Lon Nol fut donc mobilisé sur-le-champ avec le grade de lieutenant-colonel et reçut la charge de coordonner les opérations.
Le capitaine Oum Savath, l’ancien sous-officier français, l’ami du « lieutenant » Monipong, salua d’une poignée de main virile son homologue Sœun Kimsy, un ex-rebelle issarak, un des cinq mille fidèles de Dap Chhuon. Depuis leur ralliement, il y avait maintenant presque trois ans, ils auraient dû être complètement intégrés à l’armée régulière, d’autant que celle-ci était née quasiment ce jour-là. En réalité, cela ne s’était pas fait, l’un craignant de voir ses forces absorbées par celles du roi et de perdre ainsi une de ses cartes maîtresses, les responsables du gouvernement redoutant exactement le contraire, tant le charisme du sergent de l’armée française était célèbre. Les sections, les divisions se côtoyaient, obéissaient aux mêmes ordres, mais ne fusionnaient pas. Oum Savath aurait voulu avoir des hommes bien entraînés, conscients de la grandeur de la tâche – c’était leur première mission guerrière –, mais surtout disciplinés. Ce n’était pas le cas des soldats de Dap Chhuon, ils avaient, peut-être un jour, été amenés à se battre pour de nobles raisons, mais depuis, ils étaient surtout motivés par la possibilité de pillage et une adoration naïve de leur chef.
Heureusement, il avait eu de la chance. Sœun Kimsy, de vingt ans son cadet, venait de la même région que lui, un coin perdu dans la chaîne des Cardamomes et éprouvait pour son aîné une véritable admiration. En effet, ils avaient, à quelques années d’intervalle, tous les deux, étudié à la même pagode avec le même bonze pour maître.
– Il sévissait toujours ?
– Plus que jamais ! Il était en plus devenu sadique sur ses vieux jours. Une fois, comme je n’avais pas appris ma leçon, il est entré dans une grande fureur et m’a frappé à coups de poing, à coups de pied. Puis il m’a emmené dehors et m’a allongé sur une fourmilière.
– Tu te trompes ! Jeune, c’était déjà une ordure. J’ai subi un traitement identique et je me souviens bien des fourmis rouges. Il y avait une façon très simple de ne pas se faire piquer. Il suffisait de faire le mort et elles passaient et repassaient sur toi comme si tu étais la terre même.
– Ainsi, c’était vrai ! Notre maître nous parlait souvent de ce jeune garçon que les fourmis avaient épargné : « Il avait un bon karma, disait-il, et doit sans doute, aujourd’hui, étudier dans un monastère ».
– Bonze ? Moi ? Décidément, il n’y comprenait rien !
La glace était rompue. Oum Savath, en vieux renard, savait l’importance d’une entente solide dans la troupe pour la mission qu’ils allaient effectuer et, ironiquement, il remercia, par la pensée, son ancien tortionnaire. Ainsi, parfois, un malheur peut devenir un bienfait.