Il était si attentif au moindre son qu’il sursauta quand une main douce et ferme lui secoua l’épaule. Son cœur fit un bond dans sa poitrine. C’était sa femme.
– Mon chéri, on sonne à la porte. Qui cela peut-il bien être à cette heure de la nuit, ou plutôt du matin ?
Il se glissa hors du lit. Les coups étaient impérieux, furieux même. Il s’aperçut qu’il s’était endormi tout habillé. Il se dirigea vers l’entrée, non sans avoir fait un crochet par la fenêtre, mais il n’y avait qu’un unique véhicule devant sa maison. Il ouvrit à son visiteur, c’était un officier de la garde qui lui demanda de venir immédiatement au palais, ordre du roi. Le fait qu’il fut seul rassura Sim Var. Si on voulait l’arrêter, on aurait envoyé au moins un homme en arme en plus. Dans la voiture, attendait, avec le chauffeur, un soldat marocain, mitraillette au bras. Il tenta de faire bonne figure et de sourire, puis, comme personne ne parlait ni même ne faisait attention à lui, il se cala au fond du siège et plongea dans de sombres pensées tandis qu’on l’emmenait. Ils arrivèrent au Palais, il y régnait une agitation inhabituelle. Il y avait beaucoup d’hommes en arme dans les jardins, mais aucun militaire français. Il se demanda si le roi avait été arrêté et fut heureux de voir Suramarit venir à sa rencontre, tout excité, joyeux.
– Mon cher Sim Var, c’est le grand jour ! Mon fils s’est enfin décidé à reprendre la destinée du pays en main.
Suramarit était un être cultivé, affectueux et chaleureux. Ces dernières qualités étaient toujours présentes, mais il fallait rajouter enthousiasme et énervement pour décrire son attitude ce soir-là. Jamais il n’avait été aussi volubile.
– Sihanouk va s’adresser au peuple. On va mettre fin à l’anarchie qui règne : manifestations, contre-manifestations, coups de force, opposition entre nous… Le roi va proposer le renvoi du gouvernement actuel et le remplacement par un autre d’union nationale ! Et pour marquer les esprits, il va prendre la présidence du Conseil comme en 1945.
Sim Var s’exclama :
– Il ne peut pas être Premier ministre, c’est contraire à la Constitution !
Suramarit sourit.
– Détrompez-vous, mon cher ami, rien dans cette dernière ne l’interdit ! Nous suivrons la procédure normale et l’Assemblée nationale devra voter la confiance au nouveau président du Conseil !
Sim Var ouvrit de grands yeux, il était stupéfié par ce que la hardiesse du coup montrait de maturité politique. La marionnette des Decoux était devenue un redoutable tacticien. En 1949, il avait profité de la mort du prince Yukanthor pour récupérer le pouvoir, faisant valoir la nécessité d’un gouvernement neutre pour mettre en place les premières élections ; deux ans plus tard, il avait utilisé les divisions entre démocrates ; cette fois-ci, le Parti étant soudé derrière le Premier ministre, il pouvait certes dissoudre le Cabinet, mais aucun président du Conseil n’aurait eu l’aval du Parlement… excepté le roi ! Un Cambodgien, sans s’exclure lui-même de la communauté nationale, ne pouvait prononcer la défiance au souverain. Celui qui le ferait voterait de facto contre l’âme khmère, contre la Constitution dont l’article I ne contenait que ces cinq mots : « Le Cambodge est une monarchie ».
Suramarit laissa son compagnon absorber lentement la nouvelle, il souriait. Sihanouk avait eu une idée de génie. La présence des troupes françaises n’était même pas nécessaire.
– Mon ami, vous allez être reçu par mon fils. Comme à son habitude, il souhaite un gouvernement représentatif de toutes les tendances de ce pays, donc aussi des ministres démocrates et pas des moindres. Que pensez-vous de l’Économie ?
– Je crains de ne pas être compétent.
Suramarit rit bruyamment.
– Cher Sim Var, vu l’importance que vous avez dans votre groupe, votre nom était plutôt sur la liste des personnes à arrêter que sur celles des ministrables. Kossamak et moi-même, nous vous avons défendu, mais c’est mon fils qui a songé à ce poste pour vous. S’il vous en juge capable, ne le décevez pas ! Quant à refuser un ordre de lui, aujourd’hui…
Puis le fondateur du Parti démocrate fut reçu par Sihanouk. Un bref échange, une poignée de main. Il y avait longtemps que Sim Var n’avait pas vu son souverain. Sa petite taille et la beauté de ses traits en faisaient jadis une poupée fragile, désormais, on notait surtout son assurance, l’acuité de son regard, la franchise qui émanait de sa personne, en un mot son charisme. Il avait pris du poids.