L’adjudant Rabeh était sorti fumer tranquillement une cigarette sur le capot brûlant de son autochenille blindée. Il avait pris position à quelques mètres du siège de l’Assemblée nationale dans Phnom Penh où il était arrivé en début d’après-midi, venant de Saïgon avec d’autres Marocains, s’attendant au pire. Ils avaient très vite compris que la population ne réagirait pas, alors petit à petit, ils baissaient la garde. De toute façon, c’était impossible de tenir sous le blindage même léger, avec ce ciel de mousson qui ne voulait pas éclater en une pluie torrentielle qui les rafraîchirait. Il s’avisa qu’un autochtone l’observait à distance raisonnable, il en distinguait mal les traits, car il était à contre-jour, mais il imaginait son ébahissement. Il lui fit un sourire, gêné d’être là, d’être dans cette position si peu militaire.
Si son regard était une arme, l’arabe serait mort depuis longtemps. Sim Var scrutait, avec une colère sourde, l’envahisseur, tranquillement juché sur sa chenillette. Il sortait du Comité directeur du Parti démocrate où il était venu retrouver ses amis pour réagir contre l’arrivée des troupes françaises et où il avait appris que c’était Huy Kanthoul, lui-même, qui les avait sollicitées.
– Par peur de Dap Chhuon, tu appelles les Français. Comme on dit chez nous, « pour fuir des singes, on se réfugie entre les pattes du tigre » !
Sim Var, contrairement à ses camarades, avait été emprisonné par les Français avec d’autres députés. C’était juste avant la dissolution de l’Assemblée nationale. Il avait été arrêté, officiellement soupçonné d’être proche des Khmers issaraks ou d’espionnage au profit du Japon (il n’avait pas su le motif exact et n’avait jamais été jugé). Il avait été enfermé et confronté avec des inconnus qui le reconnurent, puis déplacé à Saïgon où son innocence fut admise, les témoins s’étant évaporés entre temps. Pourtant, toujours sans bien comprendre le pourquoi du comment, il fut inculpé d’atteinte à la Sécurité extérieure de l’État. L’arrivée au pouvoir des démocrates et d’Youtévong changea en partie la donne et il fut transféré dans la ville de Kompong Cham. La mort du prince bloqua sa libération et il resta en résidence surveillée. À l’approche des élections, bien que candidat, il n’eut pas le droit de quitter sa maison où, pour éviter toute fuite et tout contact avec la population, il était gardé jour et nuit avec quelques compagnons. Il fit donc campagne pour le Parti démocrate sans jamais rencontrer personne ni parler à la radio, mais la réputation que lui avait faite la France avait suffi et il fut à nouveau député comme la plupart des leaders de sa formation. La seule conséquence de ces rétorsions fut que de nouveaux cadres avaient émergé tel Huy Kanthoul, le président du Conseil, et ils étaient aussi efficients que les anciens.
Ce soir-là, il se demanda longtemps s’il ne ferait pas mieux de fuir. Phnom Penh était entre les mains des Français, mais le reste du pays était libre, on pourrait facilement organiser la résistance, en s’appuyant sur toutes les forces rebelles, les Khmers issaraks, les Khmers sereis et les combattants vietminhs. D’un autre côté, il ne faisait plus confiance à Son Ngoc Thanh. Son ami avait changé. Il l’avait connu, cherchant avant tout la libération du Cambodge, attaché et défendant les traditions, mais son séjour en France, les manœuvres de Sihanouk pour l’évincer l’avaient rendu profondément antimonarchique. Or, quels que soient les reproches que l’on pouvait faire au souverain actuel, la royauté était partie intégrante de l’âme khmère et Sim Var avait toujours le plus grand respect et même de l’affection pour les membres de la famille régnante. De plus, son départ risquerait de nuire à ses camarades en faisant la preuve d’une collusion entre les démocrates et les maquis et justifierait a posteriori le coup de force. Mieux valait attendre, se préparer à quitter en catastrophe la capitale, sans affoler sa femme et sa fille. Durant la nuit, il resta les yeux ouverts, contemplant sur le plafond les rais de lumières faites par un lampadaire à travers ses persiennes, mais surtout il guettait le moindre bruit. Il se demanda ce qu’il allait faire. Comment réagir quand on est si seul ? Suramarit ! C’était LA solution, le père du roi lui avait toujours montré de l’affection, il l’avait soutenu au moment de la création du Nagarvatta, lors de la manifestation des ombrelles. Sa décision étant prise, il fallait maintenant qu’il dorme pour avoir l’esprit bien éveillé le lendemain, malheureusement le stress l’empêchait de fermer un œil et il épiait toute agitation dans la rue.