Oum Savath et quelques amis, tous soldats dans les forces françaises, étaient attablés à la terrasse d’un café. Ils discutaient tranquillement de la répression, hésitant entre leur loyauté à l’armée et à leur admiration pour les manifestants. La situation était confuse et chacun avait une opinion différente sur les derniers événements. Le caporal-chef était d’ailleurs lui-même partagé. Depuis qu’il avait rencontré le prince Monipong dans ce petit village au nord du pays transformé en aérodrome de fortune, il vouait une grande vénération à toute la famille royale. De plus, en tant que soldat, il ne pouvait que rejeter les Japonais qui avaient trahi en donnant une portion du territoire aux Thaïlandais, tandis que la France avait fait tout son possible pour le préserver. Il était donc forcément d’accord avec la répression qui avait suivi la manifestation, refusant de se prononcer sur le bien-fondé de celle-ci. Quand on avait accusé le prince Monireth, le propre frère de Monipong, un militaire comme lui, un ami sincère de la France, d’être mêlé à tout cela, il ne put accepter de le voir arrêté, mis en résidence surveillée sans aucune preuve. Cette désapprobation ouvrit une brèche dans ses certitudes, dans sa confiance en la patrie des droits de l’homme.
Tout à coup, un Cambodgien les prit à partie.
– Ce sont les nôtres qu’on assassine et vous y participez en restant sous cet uniforme. Vous devriez déserter et nous défendre !
Ils regardèrent leur agresseur. C’était un adolescent. Le font haut, le menton arrondi. Sans doute un lycéen. La jeunesse de ce pays avait basculé dans le nationalisme et un violent sentiment anti-français. Oum Savath sentit que ses hommes n’avaient pas envie de réagir brutalement, mais qu’ils ne supporteraient pas longtemps ces invectives et il parla pour eux.
– Pour l’instant, notre ennemi, c’est le Japon. Tu sais ce qu’ils ont fait en Chine, en Birmanie, en Corée. Ils nous font risette pour que nous réclamions l’indépendance et que nous les aidions à chasser les Français. Réfléchis un peu ! Comment peux-tu les écouter après le soutien qu’ils ont apporté aux Siamois pour nous envahir ?
Face à lui, le jeune homme s’était tu. Il ignorait ce « détail ». Il s’appelait Kim Trang et était issu d’une famille commerçante de Cochinchine, dans la province vietnamienne de Tra Vinh. Des difficultés financières l’avaient obligé, enfant, à gagner son « riz » et il avait fini par échouer à Prey Veng, sur la frontière entre le Viêt Nam et le Cambodge, où il fut adopté par un responsable bouddhique laïque (un achar) qui lui donna le nom d’Ieng Sary. Il venait de retrouver les bancs de l’école (il avait dix-sept ans, mais en avait déclaré beaucoup moins pour y être admis). Il ne s’était jamais préoccupé de politique, ni même de la guerre. La révolte des ombrelles avait fait irruption dans sa vie, dévastant son univers, car les religieux firent connaître les événements de Phnom Penh jusque dans les plus petits villages. Les journaux, sous peine d’être suspendus, se taisaient, mais l’un d’eux, La Vérité, décrivait sans complaisance la répression, son directeur étant plus ou moins protégé par sa nationalité française, étant plus ou moins anticolonialiste vu son origine – il était né à Pondichéry, en Inde. Dévorant toute information à ce sujet, Ieng Sary réalisait ce qu’était le colonialisme et il avait ce regard brillant de colère, mais aussi de cette fierté collective qu’ont les peuples quand les siens ont osé. L’invasion siamoise avait eu lieu un an plus tôt et, à l’époque, il ne s’intéressait pas à la politique, aussi n’en avait-il pas entendu parler. Il scrutait le visage des soldats, essayant de comprendre, cherchant quoi répondre.
Un énorme éclat de rire le tira de sa réflexion. Ceux-ci venaient de prendre conscience que le malheureux garçon ignorait tout de la situation dans le monde. Au lieu du dangereux activiste, de l’étudiant, bardé de théories, de préjugés, d’analyses toutes faites, ils avaient devant eux l’idiot du village. Que pensait-il des Japonais ? Rien. Parce que les quelques articles qu’il avait lus ne disaient rien de leur présence. Il ignorait sans doute qu’il y avait une guerre mondiale. Oum Savath mit un terme à son supplice.
– Maintenant, tire-toi ! lança-t-il.
Ils regardèrent partir le gamin, lui tout penaud, eux tout sourire. Seul Oum Savath comprit que, si un tel garçon rêvait d’indépendance, le riz était arrivé à maturité.