Au bureau du Nagarvatta, les trois responsables, Son Ngoc Thanh, Pach Chhœun et Sim Var, se concertaient à quelques heures de la grande manifestation pour demander la libération de l’achar Hem Chieu. Bien que le premier soit mis en avant, car c’était le rédacteur en chef et le plus percutant des trois, il n’y avait aucune hiérarchie entre eux. Ils avaient fondé le journal ensemble en rassemblant leurs économies, chacun apportant sa part, Sim Var ses liens avec Suramarit, le père de Sihanouk, qu’il fréquentait depuis toujours, Son Ngoc Than ceux avec les instituts bouddhistes et par-delà avec les bonzes, Pach Chhœun sa popularité. C’était, en effet, une personnalité forte, simple, aimée de la population. Il était issu d’une famille plus pauvre que ses compagnons, avait combattu en France en 14-18 et il y avait appris la mécanique. De retour au Cambodge, il avait travaillé comme directeur de vente chez Citroën puis chez Peugeot. À ce titre, il avait sillonné le pays et était connu et apprécié un peu partout, y compris parmi les paysans pour qui une voiture était un objet lointain, magique. Il avait tout abandonné pour la revue. Les autres avaient investi de l’argent, lui sa vie.
C’était la première fois au Cambodge qu’on s’attaquait à un religieux. Que lui reprochait-on ? D’avoir prêché dans une prison où une émeute avait eu lieu après son passage ou en réalité d’être nationaliste ? Le journal avait démontré point par point le caractère arbitraire de la décision basée sur des témoins appointés par le gouvernement, d’autres à qui on avait fait miroiter une libération possible. Il niait au monarque le droit de publier un décret défroquant le moine bouddhiste. Il avait lancé une pétition qui avait recueilli des milliers de signatures à travers tout le pays. Une marche de protestation auprès du résident supérieur devait accompagner sa remise aux autorités. Sur ce, Sim Var était arrivé avec des nouvelles particulièrement inquiétantes.
– La reine Kossamak m’a prévenu. Elle est formelle. Les Français manœuvrent pour se débarrasser de notre organisation, ils cherchent la confrontation. L’arrestation de l’achar Hem Chieu est une provocation. Ils s’attendent et attendent notre réaction. Ils vont profiter de la manifestation pour liquider le mouvement. Il faut tout stopper.
Son Ngoc Thanh eut un sifflement de mépris
– Elle défend son fils ! Elle voudrait que la manifestation échoue avant même qu’elle ne commence.
Depuis l’arrivée des Japonais et l’accession au trône de Sihanouk, les relations s’étaient tendues entre l’éditorialiste et son ancienne protectrice. Sim Var, lui, restait fidèle au palais, sans doute, parce que son amitié avec Suramarit allait bien au-delà de la politique.
– Tu exagères. Suramarit et elle nous ont toujours soutenus, ce sont des nationalistes convaincus et même lorsque nous avons critiqué Sihanouk, ils ont continué à nous aider et à nous financer, certes en insistant sur le fait que le roi n’était pas libre de ses actes. Là, ils nous disent « Attention ! on ne pourra pas vous assister si cela tourne mal, il s’agit d’un piège ».
Mais Son Ngoc Thanh ne lâchait pas le morceau, il poursuivait, articulant clairement ses mots comme pour leur donner plus de poids, plus de vérité.
– Aujourd’hui, c’est différent, Sihanouk est allé trop loin. Mettre la main sur un moine est un sacrilège et un crime infamant. Selon la Loi bouddhique, l’auteur d’un tel crime est condamné à devenir esclave des bonzes, un « pol prah », lui ainsi que ses descendants pour cinq mille ans. C’est Sihanouk qui porte la responsabilité, car c’est lui qui a défroqué Hem Chieu. Si l’ensemble du clergé se solidarise avec ce malheureux, il perdra toute légitimité, il est donc vital pour eux que cette affaire soit classée au plus vite.
Pach Chhoeun n’avait rien dit jusqu’à présent, il écoutait la discussion entre ses deux amis sans y prendre part. Il songeait que c’étaient des intellectuels, qu’ils débattaient comme des intellectuels, argumentant et contre-argumentant avant d’agir. Il se décida enfin à donner son avis.
– Je ne sais que penser des avertissements de la reine, mais nous n’avons plus le choix. Cette manifestation est le résultat d’une forte mobilisation, c’est une première au Cambodge ; d’une certaine manière, nous le devons au protectorat français qui nous a appris cette façon de protester. Nous avons une pétition avec des milliers de noms. Chaque personne qui a mis sa signature au bas de la page a pris un risque, nous devons y aller pour elles. Et que dire de l’achar Hem Chieu ?
Il se tut, à l’écoute d’une remarque qui ne vint pas, puis poursuivit.
– Cependant, il nous faut tenir compte de l’avertissement de Kossamak. La manifestation doit être parfaitement encadrée, on doit éviter le moindre heurt. Heureusement, il y aura beaucoup de moines bouddhistes, ils agiront dans le calme. Mais soyons vigilants !